Des jeunes Federigo Tozzi

Des sortes d’étrangeté, des effondrements, de soudaines révélations du malaise entre les hommes, de la cruauté aussi dans ses personnages comme en confuse fuite d’eux-mêmes. Vingt-quatre nouvelles où transite l’inquiétude, où l’auteur approche au plus près l’indétermination, l’incertain refus de la prétendue normalité de la vie adulte, les oscillations et reniements amoureux — la vie à côté de laquelle si facilement on passe. Des jeunes déploie, avec une discrétion très grande, son constant décalage, cette distanciation mélancolique de ceux, humbles ou légèrement égarés, qui mal trouve leur place dans cette Italie du début du siècle si finement décrite. Federigo Tozzi captive par la douce âpreté de ses récits, leur flottement, cette conscience et douloureuse mise à l’écart qui ne saurait valoir résignation.

Après Le domaine, ses personnages comme dépossédés d’eux-mêmes, évoluant comme en lisière d’un monde, rêveurs velléitaires, inquiets sans cause, en refus comme une génération ne sachant, autour de 1900 en Italie, ni se situer ni entièrement se reconnaître dans un malaise dit civilisationnel, nous sommes heureux de retrouver Federigo Tozzi dans ce qu’il a d’insituable. Ce recueil de nouvelles jamais ne surjoue l’unité, la force du lien thématique. On aime que sa cohérence tienne, dans un premier regard, à une répétition de vocabulaire. Caroncule, bleu turquin, façon de voir le monde. On aurait peut-être aimé une brève présentation de ces textes, de l’endroit et la date de publication de ces nouvelles, de ce recueil. Et pourtant, ainsi le mystère se livre à nous, intact. On aurait d’abord une inscription sociale. La modernité du XXe siècle tient aussi à la contemplation d’un monde aboli dont il convenait de rendre sa rugosité, son caractère strictement inhabitable. De la ville à la campagne, les transitions de la société italienne dans les malaises confus, insuffisant, ne semblant jamais rien justifier dans Des jeunes. De la compréhension qui ne va pas sans une certaine dose d’ironie, les personnages oscillent entre le pitoyable et le pathétique, la distance au monde et le dégueulasse détachement. Avec toujours un fond de tristesse, d’impuissance dont la chute des nouvelles se moque aimablement. Dans, pour ne prendre qu’un exemple, « Un bistrot » deux jeunes s’égarent dans la campagne en vélo, croisent une institutrice, se moquent de sa solitude, de sa rêveuse et un peu pitoyable instruction, son désir de distinction. En quelques mots, pourtant, Federigo Tozzi donne à voir le déracinement, l’absence d’attache, l’isolement pour une autre façon de voir, une appréhension différente qu’il ne s’agit jamais tout à fait de valoriser, de croire autobiographique si ce n’est, peut-être, dans toute la prise de distance, le rendu pluriel de ces nouvelles variées, permise par l’écriture. Un climat, une atmosphère pourrait-on platement dire pour qualifier ce beau recueil ; beau précisément parce que nous sommes toujours flottants face à ce qui nous est présenté. À mon sens, le genre de la nouvelle tient de l’effleurement. Ici on touche aux ratages de l’amitié, à ce perpétuel trop tard où nous comprenons ce qui nous relie à autrui. Un peu triste sans doute, mais la nouvelle — notamment par sa chute — permet de conclure un sourire incertain, de passer à une autre histoire qui, sans doute, ne racontera pas la même histoire. Fugacité, fragilité, la vie telle qu’elle nous échappe. Des regrets dont il faudrait, qui sait, savoir se moquer. Les amours, toujours, sont miroirs d’une certaine société. Les hommes sont si lâches chez Tozzi, intenable complaisance pour l’inachevé, jeu entre la provocation et le conformisme dans la reproduction sociale qu’était le mariage. On aime pourtant la manière dont l’auteur effleure la solitude, sa misère, son attachement au malheur ou le poids de rejet que le terrible microcosme de Des jeunes fait peser. Tout aussi bien qu’à des fils de famille aisés, encanaillés, le discret kaléidoscope de ce recueil donne à entendre la voix de prostituées, d’une jeune et pauvre marchande persécutée, d’un clochard, d’un homme qui abandonne tout dans la très belle nouvelle « Maison vendue » comme si l’auteur traquait l’instant où l’on se sait seul, celui sans issu, ainsi peut-être sans faux-semblant. Un recueil toujours curieux. On pourrait aussi en dire, sans pouvoir mieux l’approcher, l’aspect onirique, flirtant avec le cauchemar, avec ce qu’il a de souvent pragmatique comme dans la nouvelle « Les ennemis ». Une inquiétude irrésolue qui persiste ; admirable réussite.


Merci à La Baconnière pour l’envoi de ce livre.

Des jeunes (trad : Philippe di Meo, 250 pages, 20 euros)

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