Feedback Jakub Zulczyk

L’ivresse comme narration, menteuse, obstinément tourné vers soi, la culpabilité dont on se recouvre pour mieux masquer nos manquements, notre fuite du quotidien, de son vide, de sa réalité insuffisante. Une plongée, à forte empreinte autobiographique, dans la dépendance, ses dégueulasseries, ses instants aussi de cruelle lucidité dont Jakub Zulczyk parvient — dans une intrigue maline, plein de retour sur le passé qui sont, comme le titre l’indique, comme commentés en vue d’une thérapie — à restituer les arrangements, la détestation de soi que sans doute ils trahissent. Feedback ouvre un monde vu derrière une gueule de bois, une amnésie sur la disparition du fils de Marcin, star déchu, qui peu à peu s’éclaire.

L’alcoolisme dans le polar serait rémanent lieu-commun. Surtout dans le polar polonais s’apprêtait-on à dire, enfilant ainsi un cliché de plus. Malgré tout, on retrouve l’usage d’un dispositif psychologique, d’un groupe de parole, de sa foi dans la reconstruction, de sa possibilité d’en faire un admirable dispositif narratif comme dans les Impliqués de Zygmunt Miloszewski. Ici tout semble s’arrêter, revenir plus doucement, prendre aussi son aise avec le besoin d’efficacité du polar. Sans doute faut-il ces apparentes répétitions pour interroger la part de complaisance, d’apitoiement peut-être aussi dans ce qui se voudrait, se fait très bien passer pour une confession sans fard. Marcin Kania a été reconnu comme l’auteur d’un tube au titre qui forme une frappante comparaison : Je t’aime comme la Russie. Une attraction pleine de détestation. Nous voilà au centre du récit. Derrière les brumes éthyliques de son narrateur, Jakub Zulczyk éclaire un contexte, celui du passage à l’économie de marché et à ses profiteurs. Quand il s’agit de récupérer des biens anciennement nationaliser, les appétits mafieux se réveillent. On invente des propriétaires, on expulse les vieux, ceux qui ne savent pas, peuvent mal se défendre. Marcin se trouve pris à ce jeu. Il investit son argent avant que de le boire. Quand son fils disparaît, après une soirée où Marcin se remet à picoler, ne se souvient de rien, il finit par se persuader être au centre d’un complot. L’alcoolisme ou le désir de sens, manière de croire combler le vide qui nous habite et nous hante. Feedback parvient assez habilement à couper cette intrigue, à lui donner un peu plus de portée collective. Marcin, on pourrait le croire, apprend à écouter, à doucement ne plus se croire au centre du monde. Encore une ruse, une parade malheureuse. Le lecteur, lui, entendra des confessions d’alcooliques, lira la permanence de cette dépendance. Le procédé est assez efficace, tant il paraît d’abord digression. Après chacune de ces confessions, chacun est censé donner un retour, un feedback, commenter ce qu’il entend, tenter de préciser son ressenti, comprendre ce qu’il a de commun. Ordinaire épreuve de la lecture. Le roman nous révélera des vies foutues en l’air, la souffrance imposée par ce désir d’inconscience. Sans trop en dire, il faut évoquer la poignante confession du fils de Marcin, la manière dont elle le contraint à un feedback.

Il y a des choses que nous ne nous expliquerons jamais. Nous sommes plus petits que le mystères qui nous entourent.

Pour ne rien révéler sur le dénouement, il faut dire un mot sur le principal : l’écriture de Jakub Zulczyk. Commençons par un détail. Sans trop savoir s’il s’agit d’un tic de traduction, avouons avoir été agacé (mon pauvre!) par la répétition du participe passé avec sujet antéposé. Détail de cette écriture obstinément au présent, capable de capturer les éclats de conscience, de nausée, de flottement, de ce personnage qui s’entête à ne pas voir, s’accroche à ses croyances que l’auteur sait faire partager au lecteur. Avant l’ultime retournement, on comprend, sans l’excuser, la manière de penser du personnage. Il ne saurait se résoudre à la mort de son fils, il s’accroche à des explications, mime le lecteur de polar qui à toute force veut que les choses entrent dans l’ordre, dans une explication rassurante avec un coupable clairement désigné. Rien n’est si clair. Tant mieux.


Un grand merci aux éditions Rivages Noir pour l’envoi de ce livre.

Feedback (trad : Kamil Barbarski et Erik Veaux, 540 pages, 25 euros 50)

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