Tristesse de la terre Éric Vuillard

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À travers une réflexion, l’accumulation d’instantanées, sur l’existence de Buffalo Bill et de son spectacle, Éric Vuillard livre dans Tristesse de la terre une vision poétique. Un très court roman qui met à la question la possibilité de reconstituer une existence hors de la mélancolie face à sa dissipation.

D’emblée, Tristesse de la terre s’ouvre sur une belle interrogation sur la mise en spectacle de nos vies. Une recherche d’émotions et de mouvement, une sorte de stratégie défensive pour en repousser à l’extérieur les drames :

Du mouvement et de l’action. La réalité elle-même. {…} Il fallait de la consternation et de la terreur, de l’espoir, et une sorte de clarté, de vérité extrême jetées sur toute la vie. {…} Et, parfois, la scène semble exister davantage que le monde, elle est plus présente que nos vies, plus émouvante et vraisemblable que la réalité, plus effrayante que nos cauchemars.

Avec ce court roman, ce récit peut-être plutôt, plonge le lecteur dans une interrogation très française et contemporaine sur le statut de la vérité. Finalement le spectacle de Buffalo Bill Cody s’avère sur ce point peu différentes des reconstitutions de la bataille d’Eylau interroger dans Outre-terre. Pour cette frange de la littérature, sujette souvent aux sirènes du commentaire, il serait impossible de témoigner de la réalité mais sa mise en spectacle, douteuse et plein d’arrangements laisserait accéder à son illusion dans une manière d’illumination.

Avec ce que je distingue, abusivement sans doute, comme un héritage du surréalisme, cette réalité soudain entrevue se doit d’être un spectacle populaire. Mauvais goût et mauvais genre. Une sorte de contre-culture qui permet l’appropriation. Sans la moindre condescendance, Tristesse de la terre fait partager l’émotion de ce spectacle vulgaire mais d’une imparable efficacité quand il met, sans cesse, en scène la mort de Sitting Bull. Il faut se méfier de ce spectacle, ne jamais pour autant en dénier la fascination.

Pourtant, finement, Vuillard souligne que c’est sur ce genre d’imposture que se construit la fiction d’une identité commune. La conquête de l’Ouest, le mythe de la frontière et du wilderness doivent être rendu spectaculaire. Nous retrouvons dans Eureka Street et dans À la lumière de ce que nous savons cette manière d’appréhender nos existences comme filmés, contaminés surtout par des scénarios d’un héroïsme encombrant. Mythe fondateur de l’Amérique : les indiens sont renvoyés à leur solitude, le spectacle sert seulement à assurer la victoire. Une image, un vestige. Une humiliation qui commence « la saison de nos triomphes.»

Pourtant, comme dans Outre-terre mais avec plus de concision, le statut nécessairement douteux de cette réalité paraît très rapidement la meilleure voie d’accès à une prose descriptive d’une précision entomologique. Il faut sans doute prête d’invraisemblables motivations psychologiques, d’improbables sensations précise, afin de rendre compte de l’illusion d’exactitude dans laquelle chacun d’entre nous appréhende son existence. La langue de Vuillard, dans la description de bataille, est admirable : sèche, précise et poétique.

Somme toute, Karoo de Steve Tesich mettait en scène le comble de cette mise en spectacle de soi. Croire d’ailleurs cette propension uniquement américaine paraît une pittoresque imposture. Pas certain de ce que cela nous apprend du roman national français. Sans doute une similaire façon de se sentir « comme s’il était tout entier fait de vide. » L’homme publique que fut Buffalo Bill aurait été trop vu. Vuillard interroge alors l’archéologie problématique d’une surabondance de traces. L’historien de demain aura trop de source. Espérons alors de productives interrogation sur la valeur du document humain. Sur une vérité qui serait ce qui pourrait être vérifiée.

À mon sens, la littérature ne doit pas faire du roman historique mais inventer une autre historiographie. Celle qui laisse place aux hypothèses mélancoliques. Reconstitution des regrets et des fantasmagories où s’accrochent notre identité. La vie de Buffalo Bill sera « la parodie de sa vie, en quelque sorte, une autre vie fabriquée, promise à d’autres. » Alors seulement l’auteur peut prêter des sentiments à son personnage qui reste toujours une doublure. À force de la jouer ainsi plaire ou public, il croit avoir gagné à Little Big Horn. L’occasion pour Vuillard de le montrer rattraper par un « obscur remord », celui du « mystère inconsistant des choses. » Avec ce que la littérature contemporaine transforme en quasi lieu-commun, ce récit historique serait une forme de dévotion pour ces tombes anonymes. Celle par exemple où serait enterré un indien de la troupe, victime des errances européennes de Buffalo Bill.

On voit qu’un homme est pris de plusieurs manières dans les méandres de son existence

 Le récit de Tristesse de la terre semble s’égarer dans l’histoire de différents personnages. Outre les souffrances dont ils sont les vecteurs, Vuillard insiste, par cette histoire d’une survivante du massacre de Wouded Knee (une histoire rocambolesque qui n’est pas sans évoquer le point de départ d’Anima et de cette tristesse indienne dont il rend parfaitement compte), sur la façon dont tous les protagonistes du Wild West Show, semblent durablement déguisés. Enfermés donc dans le spectacle creux de leur existence.

Le sujet de ce livre au fond importe peu. Entièrement tenu par son écriture, il brille par ce type de notations : « chaque génération croit soudain lire, dans sa propre nostalgie, le signe d’une irréparable perte. » Autant pour les parasites déclinistes. Bien sûr, Buffalo Bill subit l’amertume d’être soudain dépassé. Magnifique portrait du saltimbanque usé.

Malgré tout, en dépit de la sensibilité et de la perfection de l’évocation, le lecteur s’interroge sur le sens de ce portrait, sur le rapprochement final entre la photo d’un groupe de survivant et celle, introduite auparavant par une métaphore neigeuse, d’un flocon de neige. Figer l’inquiétude face à la dissipation. Un doute qui persiste afin que les images de Tristesse de la terre nous poursuivent.

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