La sentinelle de Lisbonne Richard Zimler

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Un inspecteur qui souffre de troubles dissociatifs de la personnalité s’absente durant ses enquêtes au profit de son double maléfique, souffre de son identité divisée entre les États-Unis et le Portugal, le dispositif paraît grossier. Pourtant, Richard Zimler parvient à le rendre captivant. La sentinelle de Lisbonne devient alors une fine réflexion sur la façon de nous construire, ou pas, par nos traumatismes.

Une partie du polar croit nécessaire de surenchérir sur la spécificité de ses personnages enquêteurs, comme s’ils étaient incapables de n’être que ce qu’ils sont : des flics plus ou moins privés dont l’investigation reste une façon de mettre en scène la construction de leur personnalité. Néanmoins, il me semble l’avoir déjà pas mal dit (notamment à propos de Miloszewki), le roman noir offre une voie d’accès à l’intimité, celle platement quotidienne qui, hélas, se confond avec un plat réalisme social ou la fascination du détail vérifié.

Au-delà des traumatismes envahissants dont il souffre, Henrique Monroe permet à Zimler un sombre portrait du Portugal. Arrière-fond entendu, la crise économique pourrait paraître un nouveau poncif polardeux. Peut-être qu’en plaçant son personnage dans un permanent décalage, par une langue portugaise où il peine à parfaitement comprendre ce qui n’est pas dit, La sentinelle de Lisbonne ne transforme pas cette évocation en automatisme ou en arrière-fond obligatoire. Sans trop dévoiler l’intrigue, assez captivante de se refuser aux rocambolesques renversements, la corruption d’un pays par des élites dont la responsabilité sera toujours éludée est au centre de ce très bon roman noir. Sans concession, la dénonciation n’est jamais pesante. Peut-être aussi parce que la crise économique, sa pauvreté sans issu, ne touche jamais véritablement les personnages. Leurs salaires sont baissés, une blessure semble le signe d’une suppression de toutes primes ou avantages. Au fond, rien de tragique. Nous n’avons aucun de ces excès de noirceur dont souffre, à mon sens, sur le même sujet les livres de Chirbes. Bien conscient de l’obscène facilité d’écrire ceci d’ici, maintenant, où cette crise demeure un épouvantail sécuritaire.

L’intimité quotidienne dont rend parfaitement compte La sentinelle de Lisbonne est plutôt celle de la paternité. Monroe ne parvient pas à se relever des « épreuves » d’une insurmontable violence infligées par son père. Il s’efforce alors d’être un père admirable et affectueux. Sans soupçon d’hagiographie d’un optimisme toujours douteux  Zimler décrit la réalité familiale dans sa fragilité mais aussi dans ses mensonges. Aucunement une oasis mais plutôt l’imminence toujours de la menace. De très beau passage sur la façon dont les fils de Monroe sentent sa présence dissociée quand, la nuit, il veille sur eux et sur sa crainte de reproduire le comportement paternel.

Mais, la grandeur de ce roman me paraît tenir davantage à son rapport particulier à la langue. Il induit un lien spéculatif avec la réalité. Zimler insiste : il ne s’agit que d’une reconstruction afin de palier notre désir de sens.

Serait-ce que nous menons tous la vie qui est la nôtre parce que nous avons besoin de savoir pourquoi les choses se déroulent d’une certaine façon et ce que cela aurait donné si elles s’étaient goupillées autrement pour déboucher sur quelque chose de plus doux, de plus significatif et de plus durable ?

Le  doppelgänger dont jouit le héros devient le centre même du récit. Monroe ne cesse de souffrir de n’avoir pas sut protéger davantage son frère, d’avoir déçu sa mère et de n’avoir pu empêcher son suicide. Tous ces regrets entrecoupent le récit et lui donne une profondeur de récit américain. Par cette évocation, comme pour céder aux sirènes du nature writing, des canyons du Colorado, de sa musique et de sa violence, La sentinelle de Lisbonne dote ces personnages d’une belle réalité et le récit d’un véritable rythme. La relation avec Ernie, le frère de Monroe, est aussi admirable que la discrète façon dont sont traitée ses troubles. Par-delà la paternité, la vraie question posée par le roman est comment protéger autrui. Le protecteur n’est-il pas celui implorant un secours.

Le dédoublement de personnalité finit par fonctionner car il devient un ressort narratif qui permet à l’intrigue policière de tenir sa place. Monroe trimballe son étrangeté, son rapport particulier au monde d’user du portugais (sa langue maternelle d’emprunt) mais ses absences permettent surtout à Zimler de retarder la révélation de ses intuitions. À ce titre, la première scène du roman est admirable : l’empathie de l’enquêteur pour ce meurtrier imaginant avoir un fils est une présentation remarquable de Monroe.

Un peu trop comme un passage obligé, l’inspecteur se reconnaît dans ses victimes. La souffrance pourrait presque sembler créer une sorte de factice communion. Heureusement, malgré cette situation dédoublée, la proximité des insurmontables injures et violences subies par la jeune fille comme retour du passé de Monroe, Zimler n’insiste pas. Pour lui croiser les gens au pire moment de leur vie les rend « beaucoup plus réels qu’en toute autre circonstance. » Une raison censée pour devenir flic. Et il reste la noirceur du dénouement sans punition mais avec une chance, irrésolue, de rédemption.

 

 

 

 

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