Maintenant ou jamais Joseph O’Connor

couv57661302.jpg

Histoire d’un groupe de rock si mythique qu’il ne peut être que fictif, Maintenant ou jamais dresse surtout le portrait d’une jalouse amitié. Avec sa rude sensibilité, à l’irlandaise, Joseph O’Connor retrace les faux-semblants du destin d’un homme, ses errances et ses manques de confiances mais aussi l’amour qu’il parvient à susciter. Un roman musical, avec la langue inventive et fluide nécessaire à ce type de projets, magistral et d’une belle intelligence.

L’argument de ce roman ressemble de prime abord à une de ses reprises biographiques détournés à mon sens un peu lassantes et risquant, surtout, de virer dans l’hagiographie ou, pire, dans la réduction psychologique d’explications du génie. Une partie du roman français semble s’enfoncer dans l’évocation de personnages réels comme si leur vraie vie apportaient une manière de vérification, un carcan pour une écriture qui alors sait où elle va. Une façon, pour moi, de transformer son personnage en iconique représentation d’un fait social ou, pire, d’une époque.

O’Connor sait éviter ce genre de platitude biographique, ce plat réalisme journalistique. Toutes ses ressources d’écrivains doivent pour ceci être mobilisées. D’abord une caricature des journalistes qui bien sûr poursuivent The ships in the night afin de proposer autant de fausses versions de leur histoire. Notons qu’il avait explorer presque l’intégralité de ce procédé dans Redemption falls. L’intelligence de Maintenant ou jamais est de montrer de quel façon ce groupe, et surtout son charismatique leader, laissent proliférer ces mythes. Après tout, une vision d’un groupe de rock des années 80 ne saurait faire l’économie de son versant monétaire. Après le succès la stratégie marchande et la division dans des luttes fratricides pour déterminer la place de chacun dans le groupe. Un cynisme qu’on nous laisse clairement deviner : le narrateur ne saurait en dire trop, par crainte des avocats. Être le frère d’une star internationale aide sans doute à avoir une bonne connaissance de ce milieu. Mais ne sombrons pas dans le ragot parfaitement connu.

Maintenant ou jamais reste un véritable travail de romancier. Pour revenir sur une de mes obsessions de jugement : il parvient, emploi de la première personne oblige, à se plonger dans la tête de son personnage et surtout à rendre ce point de vue singulier. Le véritable enjeu de ce roman devient alors la place que chacun avait dans ce groupe, sa façon de se définir face à une situation d’amitié exacerbée. Rob aime à ce dénigrer. Le plus mauvais musicien du groupe. Il lui semble toujours être celui dont on pourrait se passer. Une inquiétude partagée, me semble-t-il, dans toute amitié groupusculaire. L’art du romancier de O’Connor se situe dans son habilité à suggérer la place centrale de ce narrateur, toujours plus impliqué qu’il n’y paraît. Il sait parfois laisser la parole à autrui. Ce décentrement du point de vue nous livre une forme de vérité sensible des personnages complexes, laissés à leur mystère. Le personnage de Trez, la seule femme du groupe, conserve toute sa fascinante obscurité.

Nous retrouvons alors l’univers de l’auteur. Pour revenir à une autre de mes obsessions un peu plus ambivalentes, poursuivies avec un certain malaise depuis Un endroit où aller : la détermination d’un point de vue singulier se confronte nécessairement à sa construction collective. Un regard sociologique en serait la version minimale. O’Connor sait le refléter avec une certaine moquerie. Le père de Rob porte une nette conscience de classe. Son fils se moque de sa formule rituelle : les gens comme nous. Ils ne boivent pas de café, ne payent pas quarante livres pour un café. O’Connor, sans y toucher, nous livre une très belle apologie de la décence ordinaire. Un thème très présent dans la littérature anglo-saxonne. Je la retrouve par exemple clairement revendiquée dans Jérusalem ou dans Étranges loyautés pour évoquer un roman où la pression du groupe, nos incapacités à survivre sereinement à nos promesses juvéniles, est admirablement rendue.  Cette défense, sans hauteur, revient d’ailleurs à une évocation d’une trahison. Le moment historique de la défaite du parti travailliste est un thème qui revient très souvent dans la littérature anglaise. Espérons que le roman français saura mettre en scène cet abandon. Le faire avec le sens de la formule utilisée par le narrateur de Maintenant ou jamais. Un seul exemple sur le sujet :

il a fallu le ferment du stalinisme tendance chardonnay plein de sensibilité du New Labour pour nettoyer la plus grande métropole du monde de tous ses non-millionnaires.

Même si O’Connor s’aventure hors de ses terres, il nous propose ici sa vision d’une sensibilité nationale. À l’irlandaise, pour emprunter le titre d’un de ses romans c’est d’abord l’humour et la provocation, l’habitude des coups évite la facile bonne conscience. Maintenant ou jamais parvient à se moquer de l’engagement artistique, la bonne conscience de gauche qui frappe pas mal de musiciens. Eureka Street faisait de même avec les chantres naïfs d’une paix oublieuse.

L’exploration d’une sensibilité nationale, avec la distance d’un certain exotisme, cela semble possible dans la finesse des personnages. Jimmy, le père de Rob, est un personnage véritablement magnifique. Rude et tendre, il accompagne son fils, accueille Fran, le futur leader charismatique, malgré son apparence de « folle ». Avec une belle discrétion, toute la famille de Rob est hantée par le deuil d’une sœur. La rencontre avec Fran sera un révélateur de ce deuil latent ainsi magnifiquement décrit « peut-être un moyen de ne pas l’oublier tout en apprenant à lui dire au revoir. » À travers ses blessures, son incapacité à se remettre de son heure de gloire, cette perte apparaît comme l’un des moteurs du livre. Elle explique la générosité à l’irlandaise dont font preuve tous les membres de la famille de Rob.

Les romans ne disent pas la vérité. Le passé est bien un autre pays, mais au moins vous l’avez visité. Le futur connaît ses propres latitudes.

Pour finir sur ce roman à la fois discret et magnifique, comme le sont les romans d’O’Connor comme par exemple le très beau Inishowen, pour finir sur une platitude aussi, la beauté de ce roman est sa langue.  Indubitablement celle d’un musicien, elle est très souvent parasitée par le jeu de références. Énormément de noms sont cités, Rob frime un peu avec ses rencontres. Sur ce roman où plane l’ombre de Johnny Thunder, de Bowie et de Richard Heel, j’avoue m’être un peu perdue dans ses références que je connais (hormis celles citées) mal. Qu’importe au fond. Le Londres et le New-York de ces années est une évocation qui peut sembler un passage obligé. O’Connor parvient tout de même à une certaine maîtrise, il ne s’attarde pas. Rob n’est pas au centre des événements et de la conscience historique exacts dont ils sont censés être porteurs. Maintenant ou jamais au-delà de son roman de l’artiste est un roman d’apprentissage. Il me semble bon de rappeler que la musique est un long apprentissage. Rob, avec le soutien de ses amis in fine, en connaîtra une forme de rédemption. Revenir jouer dans les bars, se maintenir dans l’apprentissage. Appliquer cette leçon toute simple

Il n’y a que dans le domaine des arts qu’on considère l’ignorance comme une forme de qualification. C’est le plus grand snobisme que j’aie jamais rencontré.

C’est par l’écriture elle-même que tient la gageure de Maintenant ou jamais. Dresser le portrait de Fran, d’un rocker magnifique et toujours énigmatique, revient à le doter d’une langue qui lui soit propre. Le journal de Rob, avec de belles variations stylistiques, a la bonne idée de dresser un glossaire des termes détournés et inventés par Fran. Mention spéciale à « peinanxieux » : courant alternatif de tristesse et de rage qu’on éprouve quand on est abandonné par son amoureux(se) ou par le Parti Travailliste.

Si vous voulez en apprendre davantage sur ce très bonne auteur irlandais, je vous renvoie à mon précédent article sur Inishowen, un autre de ses romans à découvrir et il faut d’ailleurs absolument découvrir, dans une toute autre veine, Redemption Fall.

 

Un commentaire sur « Maintenant ou jamais Joseph O’Connor »

Laisser un commentaire