Le maréchal absolu Pierre Jourde

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Dans un pays, perdu, perclus des ombres du colonialisme, règne un maréchal, absolu dans sa démesure du dédoublement. Dans une langue virevoltante, violente et rieuse, Pierre Jourde réfléchit sur le pouvoir, l’imitation de nous-mêmes, la politique, les illusions du pouvoir… Absolu chef-d’œuvre, Le maréchal absolu est un roman dense et ample à découvrir catégoriquement.

Disons-le d’emblée, Le maréchal absolu offre de belles justifications de la posture critique. Jouer par exemple au redresseur de tort pour mieux feindre d’être le seul à lire ce livre dont, certes, on parle peu. L’édition en poche se fait attendre pour cette œuvre à découvrir.

Justification critique encore: ne pas méconnaître l’aridité peu vendeuse de ce roman de 731 pages peu aérées et au propos très dense. Il est pléthore de romans plus accessibles. Beaucoup de livres que l’on peut réduire à leur thèmes, à leur sujet vendeur. Ici on parlera surtout de la manière d’enfermer la réalité dans nos a priori.

Justification critique ensuite : Pierre Jourde reste à mon sens l’incarnation la plus absolue d’une critique littéraire, fine, intelligente et ironique. Vacharde aussi. Si vous n’avez pas encore lu La littérature sans estomac je ne sais ce que vous attendez. Pour les plus fauchés, la consultation de son blog (Confiture de culture) me semble une urgence. On l’éprouve au passage : le critique ne se réduit pas à un écrivain manqué.

Justification critique enfin : faire mine de bien connaître le monde éditorial. Jourde ne s’est pas fait, doux euphémisme, que des amis en osant critiquer Le Monde des livres. Un peu du relatif silence médiatique sur son grand œuvre qu’est Le maréchal absolu tient sans doute à ce mépris revanchard. Il me semble que l’on ait, pour les mauvaises raisons, davantage parler de Pays perdu ou de La première pierre. Un dyptique autobiographique où il racontait l’horreur et la nostalgie du Cantal, les réactions peu amènes à la boue fécale de ses descriptions. Jourde offrait ainsi une histoire dont on peut parler, des pierres reçues en réaction. Je n’ose imaginer la réaction suscitée par une promenade campagnarde de Jean-Baptiste del Amo.

Trêves de billevesées liminaires. Abordons Le maréchal absolu par l’essentiel : son écriture. Autre point, au passage, d’achoppement de la critique : comment qualifier un style ? Celui de Jourde est à la fois dense et fluide, fleuri et précieux. Les mots inusités (hure, hiérarque, stipendié, paluds..) s’oublient pour la violence du phrasé toujours ombreux et spéculatif. La tension de l’hallucination ne peut connaître ni temps-mort ni faute de goût. Le maréchal absolu produit une écriture un rien moins sonore que celle de Chaos pour ne prendre qu’un seul exemple. Pour opérer un rapprochement avec mes lectures, cette succession de quatre monologues, somnambules mais insomniaques, laissent entendre une vague proximité avec Zeruya Shalev : la même densité du monologue, une folie et une cruauté certes nettement plus détachée du quotidien. S’il faut, autre imposture critique, absolument entériner le style d’un auteur dans un pastiche savant de modèle, je pencherais pour Kouroma ou Antoine Volodine.

Ce dernier nom comme dérivatif vers la seule réticence suscitée par cette lecture toujours captivante. Volodine développe un « post-exotisme » qui me laisse de marbre. Une sorte d’exploration des mondes post-apocalyptiques qui me semble un peu flou, en manque d’ancrage, de prise en compte de spécificités de la langue, du territoire. L’hypocrite Hycrasie décrite dans Le maréchal absolu n’échappe pas toujours à ce travers. Pays indéterminé. On songe souvent à l’Afrique. On hésite. On retrouve cette focalisation de l’auteur sur le voile, sur le retour du religieux décrit comme conséquence du post-colonialisme dont Jourde explore les méandres. Avouer n’avoir jamais su qu’en penser. Fort heureusement, cette méditation politique, menée sur différents fronts, est toujours conduit derrière un dispositif narratif complexe et captivant.

À force de pouvoir, je ne suis plus qu’une ombre, mon vieux spectre familier, l’ombre d’un reflet, qui lui-même n’est que l’ombre d’une autre ombre, laquelle est l’image d’on ne sait plus qui, une légende, une histoire incertaine, un nom. Je ne crois plus même à ma propre existence.

Ainsi s’exprime le maréchal, à moins bien sûr que ce ne soit sa doublure, devenue plus vraie que l’authentique à force d’en imiter les gestes, plus ressemblant à force d’en singer les représentations convenues. Vous voilà prévenus : Le maréchal absolu flotte sur les méandres de l’élaboration des contours de la réalité. Réflexion, à l’évidence, sur la littérature. Le talent de Jourde est de ne jamais se livrer aux commentaires ou à une pesante mise en abyme.

Tentons de clarifier un peu le propos. Le livre se divise en quatre parties. Chacun est un monologue hallucinée, adressée à une ombre absente. La doublure du dictateur s’adresse à Manfred-Célestin, son servile poète, le vrai dictateur raconte la chute, par pendaison, de sa doublure peut-être à son frère jumeau disparu, l’ultime accompagnatrice explore les conditions manipulatrices de ce renversement en parlant à l’énigmatique colonel Gris (le chef des renseignements ayant perdu de vu, peut-être la vérité de ses manipulations) et, enfin, Manfred-Célestin qui raconte l’échec d’une improbable reconquête. Pour Jourde, plus l’histoire racontée, souvent derrière un masque ou face à un sourire narquois, est spéculative et plus elle s’orne de contours précis, violent et de cette cruauté qui cherche à pallier l’irréalité dans laquelle sont enfermés tous les protagonistes de cette histoire.

la souffrance est grotesque, oui, c’est ce qui nous a toujours écœuré en elle, la clownerie de la douleur, la clownerie agressive et méchante de la douleur humaine.

 Tous ces personnages qui s’adressent à je ne sais quelle « enfance inaboutie, à quel reflet persistant de vieux rêves » mettent en scène notre commune fascination pour la violence, pour le pouvoir des tyrans qui se « chargent de notre désir de cruauté et qui l’innocentent. » Mais Jourde se montre malin. L’horreur ne tient pas tant à l’accumulation des massacres, à leurs représentations conformes de ce que devrait être un satrape du tiers-monde, mais plutôt à de brèves et saisissantes scènes où le Mal pourrait trouver une origine. La scène entre Sacha et Samia pour ne prendre qu’un seul exemple de ces images senties  de « triomphe et de désastre absolu». Le maréchal absolu sait alors instiller une manière de contamination cauchemardesque. Les personnages, vieillards perdu dans la reconstruction de leur mémoire, ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes. Ils se rejoignent et se confondent presque dans une circulation d’obsessions. La crainte des clowns, inacceptables miroirs de ce que nous sommes tous, comme illustrations frappantes.

Si Le maréchal absolu se révèle un grand livre c’est dans ses manières de tenir la distance. Distanciation d’abord admirable de la linéarité du récit. Les témoignages s’entrecoupent sans se contredire tout à fait. Il ne s’agit pas de falsifier la réalité comme le met assez naïvement en scène Antoine Bello il s’agit plutôt d’en montrer la construction par répétition.

Je suis devenu incapable de rien dire sans le redire une fois, d’une manière plus pénétrée et plus grave chaque fois, parce que ces mots alors ont acquis une histoire, et une légitimité de n’être plus les premiers.

On s’invente une identité par la répétition de nos représentations, des peurs que mal elles occultent. Le maréchal absolu, au-delà de sa réflexion sur le pouvoir, l’emprise des ingérences occidentales sabordées de bonne conscience, livre une pensée pratique sur l’imitation et l’enfermement dans l’illusion. Que dire d’autres ?  Lisez ce roman dont je ne vous livre ici qu’un aperçu.

 

 

 

2 commentaires sur « Le maréchal absolu Pierre Jourde »

  1. Je le connaissais bien évidemment de nom, mais je n’en savais guère plus, et ton partage des articles de son blog ont un peu éveillé ma curiosité.

    Je mets ta suggestion de côté, bien que ce ne sera pas pour tout de suite. Autant d’éloges, ça donne envie 😉

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