Douleur Zeruya Shalev

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Douleur est un roman trop magnifique pour n’être pas d’une lecture étouffante. Zeruya Shalev signe une nouvelle dissection de la psyché d’une femme en souffrance. La douleur est ici multiple, sans jamais prétendre la guérir, la romancière en explore les causes. Ce long monologue nous renvoie à cette fabrication de soi dont le roman se doit d’être porteur.

En grande romancière, Shalev suggère une suite d’explications pouvant paraître un peu mécaniques. Tout son talent est de ne jamais les transformer en réductions psychologiques hâtives. La douleur explorée dans cette nouvelle exploration d’une stratégie défensive, un long monologue dont la folle obsession est constamment convoquée, d’une femme en crise permet à la romancière de creuser son personnage. Complexe et égoïste, elle ne cesse d’opposer des justifications à son comportement de plus en plus désordonnée. Sympathie, sans doute en connaissance de cause, Shalev ne juge à aucun moment, Iris, son héroïne, et ne prend donc pas partie dans le fatras de cette introspection toujours au scalpel.

Lire ce roman peu de temps après Théra pose une question assez passionnante. Un grand romancier est-il véritablement susceptible d’explorer une multitude d’univers, de personnages ou de psychologie. Au contraire, Zeruya Shalev creuse son sillon. Ses personnages, surtout ceux féminins, paraissent être toujours les mêmes. Plaisir alors de les retrouver. Vieillissant peut-être au même rythme que l’auteur. La réception de Douleur me paraît entaché d’un pesant biais. La presse unanime a relayé l’information : le roman porte sur les conséquences des blessures suite à un attentat ; comme son héroïne, Shalev a été blessé dans une explosion terroriste.

La finesse de l’analyse, jusqu’à une paranoïa destructrice, reste la marque de la romancière. Il convient de se demander, selon une expression déjà un petit peu datée, de quoi la douleur est-elle le nom. Une manière alors d’invalider une trop facile reconnaissance autobiographique. Shalev s’intéresse aux mêmes situations, celles de rupture. Uniquement car elles exigent de revenir sur l’intégralité de son vécu.

Et pour la première fois, elle songe qu’elle aussi est une femme sous influence, qu’elle aussi s’est laissé dominer toutes ces années par un cruel passé, dont l’ombre pesante et corrosive lui a gâché la vie.

Le roman commence en effet par un anniversaire douloureusement, maladroitement, rappelé par son mari. Dix ans jours pour jours, une bombe a explosé au passage d’Iris. Ce serait la première explication, la plus évidente et la plus inacceptable du mal-être que ne cesse de promener Iris. Shalev déploie alors une infinité d’hypothèses mélancoliques. Non tant pourquoi cet attentat a eu lieu mais comment l’éviter. Si son mari n’était pas parti tôt pour l’unique fois de sa vie, dans son costume hideux et superfétatoire, si son fils n’avait pas résisté… La substance de nos vies tient à ces regrets impuissants. Ils seraient cependant vains et pesants sans un discours d’accompagnement

La tradition juive accorde une grande importance a la notion, et à sa célébration du pardon. L’hypothèse d’une possible rédemption par la souffrance est ici évoquée. Elle ne tient pas ses promesses. Un regret de plus qui contraint à replonger plus loin dans son passé, à le creuser sans véritablement croire parvenir à s’en débarrasser. Ces très belles pages sur Joseph et ses frères n’ont cessé de me rappeler la lecture contemporaine offerte par Arnaud Desplechin du pourrim, la fête du pardon, dans Comment je m suis disputé (ma vie sexuelle). Notamment cette scène où le personnage incarné par Mathieu Almaric (Dédalus ?) vient frapper à la porte d’un ancien ami devenu un ennemi pour lui dire : c’est pourrim, si tu me demandes pardon, je suis prêt à l’accepter.

Avec un peu moins d’humour, Douleur impose cet égoïsme de ceux qui veulent pardonner, leur insupportable grandeur d’âme rabaisse ceux qu’ils prétendent aider. La douleur physique, a grand renfort de médicaments qui montrent le flottement d’Iris, devient assez rapidement un sujet secondaire. Ou presque. La douleur s’invente donc des précédents, n’acceptent jamais chez Shalev d’être réduite à son insignifiance fondamentale.

Douleur devient le nom sous lequel Iris enregistre, sur son téléphone, le numéro de son premier amant, son seul amour, retrouvé et redevenu une rupture en devenir. Iris parvient presque à se convaincre que sa douleur vient de cet abandon. Ethan l’a quitté à la mort de sa mère. Tous deux ont vécu leur liaison pendant son agonie. Avec cette structure mécanique un peu déjouée dont je parlais plus haut, cette rupture rappelle à Iris la mort de son père. Ou plus précisément, la mort de l’attente enfantine dont Iris ne s’est jamais débarrassée. Nous en sommes tous-là. Shalev invite à penser que la passion, surtout son retour de flamme pour nos premiers amours, est une façon artificielle de revenir au temps de l’espoir, de la croyance dans une rencontre décisive.

Au moment où Zeruya Shalev pourrait paraître s’imiter elle-même, reprendre les arguments de l’abandon de la famille si précisément ausculté dans Thèra, La douleur bifurque. Les précédents dans lesquels Iris se reconnaît sont des projections. Une autre conséquence de cet attentat dont elle fut victime apparaît doucement dans la souffrance de ses enfants. Le fils d’Iris a exigé toute son attention. Toute celle dont elle ne dispose plus après l’attentat car, pour se prouver qu’elle parvient à s’en relever, elle a consacré toute son affection à son travail. Directrice d’école plus attentive aux autres enfants qu’aux siens. L’explication est avancée mais seulement dans son insuffisance. Une autre hypothèse est aussi l’attention excessive porté par les mères israéliennes par la crainte de leur appel à l’armée. Devenir végétarien, être incapable de tuer le moindre insecte. Autant de notations pour déjouer toute pesante évocation attendue du conflit.

La douleur, malgré son peu de joie, reste un roman captivant. Sans doute par cette façon dont Shalev dépasse la reconnaissance autobiographique. Son livre est rempli de magnifiques portrait de personnages d’une attachante profondeur. Le mari d’Iris, Micky, amour de substitution et, pour ainsi dire, de consolation est d’une densité émouvante. Iris le rencontre quand elle veut lui donner le jeu d’échecs de son père, avant de comprendre son habitude de jouer contre lui-même.

Une phrase qui a posteriori avait pris une signification qu’aucun deux n’aurait pu prévoir à l’époque, parce que vivre avec une femme qui a failli mourir d’amour, c’est jouer contre soi-même et cela n’augure rien de bon.

Iris l’accable de reproche. La radioscopie du couple est d’une cruauté insurmontable par son exactitude. À être tenté de l’abandonner, Iris reconnaît tout le soutien maladroit dont il fait preuve. Le lecteur comprend surtout la maladive volonté de contrôle dont Iris fait preuve. Sa fille, victime de cette rencontre décisive dont l’attente déchire sa mère, en sera la première victime. Iris sait reconnaître l’abandon que fut l’arrivée de son frère. Elle se montre désemparée pour récupérer sa fille elle aussi tentant de se débarrasser de son passé. Certes dans les mains d’un gourou de seconde-main. Le talent de Sharev est alors de suggérer un certain partage de cet enfermement mental ici magnifiquement dénommé ce confort de l’attachement. Celui qui précisément implore de vains instants de non-appartenance.

La lecture des romans de Shalev est oppressante, son exactitude pragmatique a disséqué des situations banales gêne le lecteur. Pourtant, il reste accroché à cette prose sans amertume. Parfois, il espère des échappements, des respirations imaginaires. Rien que l’enfermement dans le cerveau d’une femme. On ne sort pas de son existence, on tente, dans la douleur, de la comprendre. Comme très souvent chez Shalev, la douleur rend le narrateur peu fiable même si la recomposition ne va jamais aussi loin que dans La dernière partie, elle évoque celle d’une projection dans un futur improbable à laquelle ne cesse de s’amuser le narrateur du Frère allemand. Shalev excelle plutôt à rendre l’impossibilité du monde extérieur.

Par le décentrement de son point de vue, par des dialogues toujours rapporté de la sensibilité exacerbée de sa narratrice, Zeruya Shalev montre que l’instant de traumatisme n’est jamais tout à fait celui qu’on croit. Alma, la fille d’Iris, révèle, le traumatisme de son départ à l’armée. Sans doute, comme sa mère, s’invente-t-elle, des précédents de substitution. Continuer à se tromper comme ultime espoir, dernière chance de se construire en reprenant son passé.

Pour aller plus loin, n’hésiter pas à consulter ma précédente note sur Thèra, un roman plus ancien de Zeruya Shalev.

 

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