En route vers Okhotsk Eleonore Frey

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En route vers Okhostk ou l’imperceptible décalage quotidien induit par le désir d’ailleurs. Dans une prose légère et rieuse, par son passage d’un personnage à l’autre par une communication latente d’obsessions, Eleonore Frey peint les exils intérieurs, nos aspirations immobiles à y échapper. Une comédie grinçante, légère car grave, profonde de ne jamais se prendre au sérieux et où la réalité paraît toujours une construction par défaut. Une très belle découverte.

Au fond ne faudrait-il mieux ne pas savoir, ne pas trop se demander de quel bois est fait la substance de nos rêves ? La tentation de la vérification me semble ôter un peu de l’inquiétant supplément d’âme dont se pare la construction à la fois tortueuse et parfaitement limpide de En route vers Okhostk. Qu’iimporte si ce lieu existe, a existé. Le seul point important : continuerons-nous à en inventer les contours fuligineux ?

De la même façon, assez satisfaisant de ne strictement rien savoir d’Eleonore Frey. Hormis que l’on se penchera avec plaisir sur le reste de son œuvre. Ne rien savoir pour prolonger cette illusion où plonge son roman. En route vers Okhostk serait aussi un roman écrit par Misha Perm alias, peut-être Robert. Le roman dessine alors une très belle figure du romancier. Très exactement comme dans un rêve où l’on serait à la fois soit et les autres. Tout le roman fonctionne sur cette identification en apparence fautive. À la lettre, les personnages ne se reconnaissent plus. Peut-être accèdent-ils d’ailleurs à une vérité plus insaisissable sur eux-mêmes. La quatrième de couverture souligne la parenté avec Vila-Matas. Par un joli jeu de substitution Otto (le médecin qui rêve de s’embarquer pour Okhotsk) s’empare de L’invention de la solitude de Paul Auster. Une référence assez claire à tous ceux que l’on aurait pu être. Une réflexion lumineuse sur cet exercice de disparition auquel se livre Robert : une lutte pied à pied contre la mort et ses altérations. Devenir un autre pour déjouer ses plans… Tous les protagonistes qui s’entrecroisent dans, pardon pour le cliché mais il est opérant dans ce qu’il a de vertigineux, le tourbillon de la vie sont animés par ce genre d’utopie. Ce qui n’a pas de lieu n’aura peut-être pas lieu. Il nous en reste l’espoir. Eleonore Frey nous en restitue toute la grandeur.

Pour donner une image exacte du plaisir de cette lecture, soulignons la transparence truqueuse de la langue de Frey.  D’autres références vous saute alors au visage. To the east, to meet the czar comme chantait Jim Morisson. Il serait assez absurde d’évoquer ici Martin Suter en tant qu’unique représentant de la littérature suisse dont j’ai parlé ici. Peut-être pourtant pour l’irréalité à laquelle conduit la précision.  L’action du bref roman d’Eleonore Frey n’est ni située ni datée. Le réalisme ne tient pas qu’à l’envahissement de l’argent. Otto, Thérèse, Robert, Alex et Alicia s’ébattent sur un autre plan. La vérité comme hallucination, une hantise définitive comme chez Kafka ou Bruno Schülz.

Une région représentative de ce qu’il ne saurait dire à mots nus. D’une détresse peut-être, dans laquelle il aurait déjà émigré depuis des années, comme si c’était un autre pays. Comme si c’était pour toujours. Un désert, dont il ne s’échappe que très rarement ; quand par exemple ressurgit le besoin de regarder à nouveau un être humain attentivement dans les yeux ; d’aller à sa rencontre et se sentir, l’espace d’un instant, compris de lui.

Autour d’un verre de vodka, bien sûr, à travers l’évocation d’une photo qui fut peut-être l’unique support de l’écriture de ce livre (par Eleonore Frey d’ailleurs comme par Misha), l’exil intérieur de l’écrivain est rendu avec une finesse joueuse. Une terrible lassitude pour un objet qui ne lui appartient plus, pour le personnage qu’il ne veut plus jouer. Fort heureusement, En route vers Okhostk ne se réduit pas à cette esthétique de l’épuisement, de la dissipation pour parler comme Nicolas Richard à propos de Thomas Pynchon. Robert est plutôt ridicule jusque dans son aspiration, si littéraire, à jouer au clochard céleste. La beauté de l’errance, du dénuement aux semelles de vent est justement moquer : indigne d’en faire une valorisation, obscène d’oublier que le désir de tout quitter demeure la pulsion primordiale de nos vies sédentaires.

Le plus passionnant dans ce roman qui, dans sa brièveté, est d’une grande richesse me paraît la construction de l’entrecroisement des personnages. Ils se rencontrent et se confondent, s’approchent seulement en partageant l’obsession de l’autre que l’on devient un peu quand on discute avec lui. Eleonore Frey en fait des échos délicats, une basse sourde lancinante. Des rats se promènent, une sœur morte que l’on s’entête à croire disparue plutôt que morte. Les termes sont repris, décalés et toujours l’identité flagelle hors l’expression de nos aspirations les plus secrètes, la seule chose que, peut-être nous pouvons partager. En route vers Okhotsk reste alors dans l’imaginaire du lecteur, un grand espoir dont au réveil on ne se souvient que de la compensation de notre triste vie diurne. Mais le rêve persiste autant d’image d’une Sibérie où nous n’iront pas. Avec une vraie finesse, Eleonore Frey n’insiste jamais sur cette incarnation parfaite de ce qu’est le roman : une utopie déceptive mais persistante.


Un très grand merci aux Éditions Quidam pour cet envoi.

En route pour Okhostk (trad Camille Luscher), 146 pages, 16 €

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