Le mal de Montano Enrique Vila-Matas

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Pour mener à bien son exploration pratique du journal intime, dans un récit empli de faux-semblants, de références labyrinthiques, et d’accablants dédoublement, dans Le mal de Montano met en scène ce parasitage littéraire, cette maladie de la lecture qui consiste à tout voir derrière un masque livresque, à croire même pouvoir se construire ainsi. Un roman extrêmement plaisant dans son intelligente exploration de cette disparation à soi-même que serait cette passion.La réticence ou la dissociation (pour employer un terme au cœur du dispositif de disparition au centre de ce texte) me paraît être le lien intime avec les lectures qui frayent une trace en nous. Dans mon cas, il s’est agit d’une sorte de reconnaissance fidèles à mes amours livresques. Cet attachement à ce type de texte où se construisent, au tournant du siècle dont Le mal de Montano ne cesse de nous proposer des variantes, la fabrication de soi en écrivain. La faille en serait un exemple au premier degré. Mon admirative réticence tiendrait donc en un verbe : phagocyter. Un de ceux qui ont construit la constellation sémantique qui définissent le moins mal l’identité fragmentaire que je suis.  Ou plutôt que je m’essaie à être dans une critique sous forme de pastiche qui vise à se moquer des trop nombreux emprunts et références dont pâtit ici Vila-Matas.

Pour faire assaut de mauvais esprit, une grande partie du Mal de Montano s’apparente à de l’usurpation pure et simple. Tel le vampire que semble être l’énigmatique personnage de Tongoy, le narrateur entasse les citations. Leur volume finit par être nettement plus important que ceux des propos de Vila-Matas. Mais, sous ses masques changeant, l’auteur est d’une malignité diabolique. Ce vol est au cœur même de son projet. Je m’en empare à son tour pour excuser le nombre probablement excessif de citation de cette note dont au fond, pour parler comme Vila-Matas, il m’indiffère d’être l’auteur.

Peut-être est-cela, la littérature : inventer une autre vie qui pourrait fort bien être la nôtre, inventer un double.

Les premières pages jouent tellement de ce thème qu’elles en deviennent légèrement confuses, un peu gratuites comme peu parfois le sembler Le mal de Montano. Le pastiche de Borges est si évident par ce préambule sur des écrivains qui se volent entre eux qu’il ne me paraît pas véritablement fonctionner. Peut-être à cause d’une de mes réticences usuelles déjà énoncée ici à propos des Vies de papierrien ne me paraît davantage s’user que les références d’une époque. Tous les noms citer par Alamedine sont ici des fantômes tutélaires. Kafka, Pessoa Walser, Sebald, Gide, Montaigne, Musil, Mann, Woolf… Gratin mondain des diaristes. Reconnaissons à Vila-Matas une approche singulière de cette œuvre. Elle peut paraître déconcertante mais me semble fonctionner ici avec une déférence ironique pour ses grands noms dont l’auteur témoigne d’une connaissance intime, d’une pratique presque aussi  quotidienne que celle du journal intime dont il dresse, entre volcan et trous de taupes, une cartographie interne.

Expliquons d’abord la teneur de ce mal de Montano, celui dont le lecteur sera déjà contaminé. Rosario Girondo, auteur fictif de livre sur le suicide et sur les écrivains sans œuvres (des romans commis par Vila-Matas sous le titre de Suicides exemplaires et Barteleby et compagnie) prétend venir soigner, à Nantes (pour Breton et Gracq) son fils, l’éponyme Montano, en panne d’inspiration et espère ainsi guérir de son trouble : être incapable de ne rien ressentir sans y accoler immédiatement une citation littéraire, une anecdote dont l’auteur s’excuse ainsi de l’aspect un peu trop connu. Une pathologie dont, bien sûr je me sens affecter. Ne serait-ce que par le plaisir trouvé à ce « jeu pervers » consistant à aimer imaginer l’amour et la mort de parfaits inconnus. Certes, je ne les confonds pas avec Walser, Pessoa ou Nosferatu. Dans cette partie, j’ai été gêné par ce confort loin de toutes contingences matérielles en tant qu’émanation du roman bourgeois où il irait de soi de voyager dans toute l’Europe pour visiter une libraire ou parler avec un fils qui se prend pour Hamlet. Là encore, la réticence tient à cette superstition de voir notre vie idéale ainsi extériorisée : « Je quitte Nantes, j’abandonne la cour danoise. »

Il faut persévérer dans cette lecture qui, quand elle ne paraît pas aisée, se révélera une caricature. Une sorte d’emprunt aux différentes formes de journaux intimes auquel Vila-Matas veut rendre hommage. Il faut accepter de se laisser prendre pour comprendre, peu à peu, à quel point la construction de Le mal de Montano est admirable. Trop peut-être.

Afin d’identifier ce retour de même qui est l’une des caractéristiques les plus frappantes des écrits intimes, Vila-Matas dédouble tous ces thèmes afin de les laisser apparaître sous différentes identités. Pour moi aussi me laisser enfermer dans un essai de fabrication de soi au miroir de constante référence, cette belle construction m’évoque celle du Voyage d’hiver de Cabré. Au risque de paraître, je m’en excuse, à mon tour confus, le projet de ce livre se résume à cette belle formule :

je crois que chacun d’entre nous devrait être d’écrire le journal d’un autre. C’est un exercice on ne peut plus sain.

Dans un réflexe très littéraire, Rosario prétends se guérir de ce mal de Rosario par une défense de cette sensibilité exacerbée. Il se met donc à rédiger son propre journal et donc, autre lieu commun du genre, corrige la fausseté du roman : bien sûr, il n’a pas de fils est lui-même un de ses auteurs sans paternité. Au point d’ailleurs de s’être inventer l’hétéronyme en reprenant le nom de sa mère. Sa femme (tout aussi fantomatique pour ne pas dire fantasmée des récurrentes Louisa de Marias), en tant que double inversé du narrateur à la fiabilité si affichée qu’elle devient gage d’authenticité (si le journal de Gombrowitz sert de mètre étalon de cette fausse vérité diariste), s’appelle Rosa.

Certes, Le mal de Montano ne récuse jamaisLe projet initial tout à fait cette critique d’être un livre pour écrivain comme je pouvais le reprocher à L’alphabet de flammes. Si cet aspect se trouve ici souligné c’est sans doute que cette note me sert surtout de dérivatif afin de dresser une manière de bilan de ce portrait de soi à travers mes lectures. Le projet initial se poursuit plus discrètement, sans achèvement mais plutôt par un souterrain travail sur les coïncidences. Ceux que ne cessent de souligner ce roman. D’ailleurs par une très jolie référence à Sebald : la vie serait un tissu terne qui soudain brille de ses rencontres hasardeuses.

Des liens pas véritablement justifiés mais qui suffisent à construire une économie dramatique. Si ce procédé peut m’agacer chez Patrick Deville, par exemple, et sembler souligner cette paresse propre à ceux qui ne croient plus en la possibilité de raconter une histoire mais le font sans cesse, avec succès et reconnaissance, chez Vila-Matas, le dispositif m’amuse. Parce qu’il l’emploie avec une belle dose d’ironie. Celle que je peux dédoubler en lui empruntant son explication de la narration de Jean Echenoz. Le vol d’un oiseau suffit à construire un récit. L’envoyée spéciale fonctionnait ainsi. Avec une gratuité à laquelle n’échappe pas tout à fait Vila-Matas.

La littérature m’a toujours permis de comprendre la vie. Mais c’est précisément la raison pour laquelle elle me laisse en dehors d’elle.

Avec de telles références, le livre ne peux guère échapper à une certaine angoisse, celle qui contraint à croire devoir se construire, à gagner quelque chose sur la mort, à continuer donc à s’écrire. Le mal de Montano dépasse très largement le cadre du roman, il évite ainsi le narcissisme du roman de l’artiste. Il offre une très belle réflexion sur la création littéraire en s’emparant du thème du double.

Tu es un oisif, un somnambule, une huître.

Le lecteur est toujours flatté d’identifier des allusions à Rimbaud, Broch et Kafka dans la même phrase. Mais ce plaisir facile est vite dépasser par le personnage de Tongoy. Rencontré au Chili, sur une terrasse face au pacifique, en train de lire le journal de Gombrowitz, le narrateur en fera son double maléfique. Adieu mon livre !, avec cette gravité de l’adieu jamais prononcé que contient une réflexion pratique sur le journal, fonctionnait de la même façon. Relatons une dernière anecdote de ce livre. Un peu à la manière dont le personnage masculin des Furies prononçait une conférence où le factice de son identité apparaissait, Rosario est invité à Budapest pour prononcer une conférence. Il l’intitule, la théorie de Budapest. Ce titre étant le cœur du journal de sa propre mère. Le roman contemporain (à la manière dont j’entasse mes références à mes lectures précédentes) aime épuiser l’intégralité de ces matériaux. Ne rien laisser derrière soi et maintenir l’illusion de la facilité, voire de la désinvolture.  Ben Lerner, dans 10:04 en réutilisant une de ses nouvelles pour faire un roman sur la difficulté de faire un roman procédait de la même façon. Vila-Matas parvient alors à mettre en scène la façon dont l’ironie sur soi-même finit par nous transformer en dupe de notre prétendue lucidité, victime de cette distanciation. Pour continuer le rapprochement avec Lerner, lui aussi s’amuse de la prétendue difficulté à témoigner d’un événement collectif. Le narrateur de Au départ d’Atocha regardait le monde basculer sous le prisme des réseaux asociaux, celui de Le mal de Montano vit les attentats du 11 septembre en se demandant ce que Kafka en aurait pensé, lui qui parlait, à la même date, de collisions. Un hasard dont se marre le narrateur. Pour conclure sur ce livre qu’il faut lire pour en épuiser toute la circulation, une belle citation de Nabokov qui met en déroute la reconnaissance autobiographique facilement guetté dans chaque texte :

la fiction, c’est de la fiction et qualifier de réel un récit est une insulte à l’art et à la vérité, tout grand écrivain est un grand trompeur.

Au nom d’ailleurs de cette vérité trompeuse, Rosario s’érige en défenseur de la littérature. Le portrait de ceux qui pense alors arpenter le cadavre de la littérature est d’une irrésistible drôlerie. Une lutte sans doute nécessaire mais dont Vila-Matas s’amuse des postures.

 

 

 

 

 

3 commentaires sur « Le mal de Montano Enrique Vila-Matas »

      1. Aha, ça me fait un peu peur alors. Ce qui m’ennuie, c’est qu’il y a peut-être des références à côté desquelles je vais passer car ma culture est pour l’instant plus proche du zéro que l’inverse… (j’y travaille, j’y travaille)

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