Tumulte Hans Magnus Enzensberger

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Dans une prose idéalement hybride, entre carnets, poèmes et interrogatoires de lui-même, Tumulte accumule l’intensité d’instantanées aussi précis que clairvoyant. Témoignage passionnant, et ironique, Enzensberger livre un portrait de l’engagement politique des années soixante, une description lucide et douloureuse de l’URSS, de Cubas et de Berlin où toujours le goût de l’anecdote révèle la particularité d’une sensibilité.

Avouons d’abord ne rien connaître de l’œuvre de Enzensberger. Un grand tort à la lecteur de Tumulte. Mais il est un plaisir singulier à approcher l’univers d’un auteur par un de ses livres en apparences périphériques. À l’image des meilleurs mémorialiste, Enzensberger progresse à saut et gambades. Le récit paraît souvent relâché, parfois même d’une très chic désinvolture. De congrès en invitation, de voyage d’agrément en fuites éperdues, le poète semble partout. Toujours à distance des événements décisifs dont il fut un témoin marginal mais privilégié. De Markuse à Leiris en passant par Neruda, Enzensberger semble avoir connu tout le monde. Consulter l’index ressuscite toutes « les vieilles connaissances de la gauche européenne. » Il sait en montrer les aveuglements : la scène de Sartre face à Kroutchev est hilarante.

Que je ne sais qui s’en souvienne avec indulgence

serait trop demander

On pourrait facilement sombrer dans la nostalgie, celle du temps de l’influence poétique, du temps où les artistes signaient un engagement fort. Mais Enzensberger montre aussi l’autre face de ces révolutionnaires de salon. Les congrès d’écrivains se ressemblent, nous ne sommes pas très loin de la caricature que nous en livre Santiago Gamboa. Avec le temps, Enzensberger les traite avec une certaine désinvolture, peut-être même un certain attendrissement.

Conscient que la mémoire est un arrangement, Enzensberger ne veut pas en être comptable. Le tumulte ne se laissant « aligner en espalier » Toutes ces manifestations mondaines et autres visites soigneusement encadrées ne sont qu’un prétexte à ce qu’il nomme son « roman russe ».  Toute la délicatesse de la prose de l’auteur pour rendre les « turbulences politiques, érotiques, climatiques et, non d’un chien, morales. » De ces amours avec Macha Makarova nous n’apprendrons pas grand chose. Le voyeurisme du lecteur sera en peine : des indications sur sa fragilité mentale, sa jalousie… Au fond cela a peu d’intérêt : le fil du récit se tient alors plutôt dans la difficulté à trouver un terrain d’entente. Le couple s’exile en URSS, à Berlin, aux États-Unis et à Cuba. Le charme de Tumultes tient alors à la précision de la description de ces lieux et de ses habitants. L’éloquence de l’industrialisation russe parfaitement capturé quand son allure de science-fiction déjà désaffectée « rappelle le grain des vieilles pellicules d’Eiseinstein. »

Ah si seulement il n’y avait pas les gens

ça marcherait à la baguette.

Oui, s’il n’y avait pas les gens,

alors là

(Alors je ne voudrais pas non plus déranger plus longtemps.)

Progressivement, Enzensberger est envahi de lassitude pour la description circonstancielle et lui vient alors cette certitude : « Et si les histoires des autres étaient plus intéressantes que les nôtres ? »  Cette interrogation affirme toute la pertinence du point de vue de l’auteur. Aujourd’hui, son point de vue semble pertinent, surtout car il ne cache pas son enthousiasme primitif. L’URSS et sa passion de la poésie déjà si bien évoqué dans Partages, mais aussi l’impossibilité de croire à toute analyse marxiste de classe une fois que l’on a visité une habitation collective où les strates sociales s’imposent. À Cubas il connaît également d’abord une vision d’un homme nouveau, mais où il se trouve face à l’amalgame de la rébellion et de la réclame, un trait déjà pointé par Carpenter dans La Danse Sacrale. Mais Enzensberger pointe la répression contre les homosexuels. Une incapacité à penser en système mais une grande, et indispensable solidarité, avec tous les mouvements de contestations « extra-parlementaire ». Sa rencontre avec Baader est vraiment drôle : il lui demande de prouver son courage, Enzensberger se souvient surtout son refus d’agir de même, trente ans auparavant, avec les jeunesses hitlériennes…

Tumulte apparaît alors dans ce montage filmique d’images avec une majorité de fondu au noir. Chaque plan en a alors plus de valeur en dépit d’un peu de facilité et d’épigrammes qui sont l’apanage des écrits intimes. Par cette fragmentation, ce relâchement parfois, cet art de l’ellipse habile à ne pas céder aux facilités de l’émotion, Tumulte nous offre un visage crédible, vivant, de ces années soixante. Un de ces livres qui vous donne envie de vous plonger dans le reste de l’œuvre de l’auteur.


Merci aux éditions Gallimard pour cet envoi

Tumulte (trad : Bernard Lortholary, 285 pages, 22 euros)

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