Instantanés Claudio Magris

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Ensemble de très courts récits pris sur le vif, gagnés sur la mort, Instantanés fige un lumineux état du monde. Avec une distanciation ironique, un savant équilibre parfois presque tiède, Claudio Magris capture ce saisissement social jamais aussi patent que dans ces scènes quotidiennes dont il laisse entrevoir absurdité et beauté.

Instantanés fait partie de ces livres qui reste en vous précisément par la réserve qu’il suscite. Magris cherche à n’y être ni convaincant ni rattrapé par le commentaire. Une feinte légèreté, l’ombre de la désinvolture pour parachever cette impression d’une œuvre en défaut d’achèvement. Souvent un peu de mal à savoir où Magris veut en finir, quel sens il prête à cet entassement de scènes à l’indéniable vivacité. Un ensemble un rien fragile qui parfois peut-même paraître de circonstance. Dans ces rencontres dans des trains, dans des rues où pour les plus convaincantes sur cette plage de Trieste visiblement fréquentée par l’auteur, on retrouve l’art de l’anecdote, le délié du journal intime, l’attrait du fragment. Disons, pour le moment puisque c’est cela que poursuit Instantanés, une façon de suggérer plus que ces histoires charmantes, au bord du suranné, racontent.

Si nous étions directement et véritablement nous-mêmes, sans scaphandre ni scénario, nous serions probablement perdus, exilés venus dont ne sait où qui demandent l’asile politique dans un hôpital psychiatrique.

Pour contourner l’ambivalence de mon point de vue sur ce petit livre d’un grand auteur, disons qu’il maintient un heureux dérangement. Claudio Magris sait contraindre son auteur à lire contre lui-même comme le fait l’interrogation spirituelle de Sans la miséricorde du Christ de Bianciotti. Ainsi, dans une note sur la censure, Magris souligne notre rapport inquiet mais surtout égalisateur à la réalité : nous voulons nous confronter à celle qui ne nous coupe pas l’appétit (voir aussi la très belle scène de plage et de compassion sur ce sujet) qui confirme nos goûts. Nous touchons ici au centre du point de vue difficilement situable de Magris : d’abord s’amuser d’un fait pour en montrer, amusé, le progrès paradoxal. Pour lui, une censure communautaire

ne ferait que des heureux, chacun se trouvant conforté dans ses attentes et ses exigences sans que jamais ses convictions ne soient remises en cause. Un livre, disait Paul Valery, aide à ne pas penser et c’est ce que, au fond de son cœur, chacun de nous désire le plus fortement.

À l’image de son excellent Classé sans suite, Claudio Magris ne vous laisse pas vous reposer sur votre quant-à-soi. Il contraint à outrepasser son agacement comme autant de tranquilles opinions d’une immédiate bêtise.  De prime abord, la hauteur bourgeoise du point de vue d’un lettré qui trimballe ses sarcasmes sur les colloques, le couple et ses modifications, les incuries discursives universitaires, fait sourire telles des dénonciations un rien datées. Malin, Magris sait qu ce type de notations appartient à un genre dont l’espérance reste l’intemporel. Désolé de lever cette évidence : les ellipses de ces récits fragmentés font alors vers une mort solaire.

Toute vie, même la plus inconnue, même celle qui est refusée, est liée, dans le monde, à toutes les autres. La vie est un choral, en particulier dans son dernier moment qui la résume.

Façon d’écrire un livre curieusement lumineux comme perpétuellement irradié de « cette familière indifférence de la vie à l’égard de la mort que la grande et ardente lumière de l’été rend encore plus impitoyable. », Il conviendrait, qui sait, d’offrir un clin d’œil de Méduse, « un amoncellement de mondes et de façons de voir le monde qui se superposent […] sans jamais disparaître définitivement ni être dépassés. » Au fond, dans sa partie la plus captivante, Instantanés cherche « la lumière de l’essentiel » celle poursuivie et atteinte par Krasznahorkai dans Seiobo est descendue du ciel, celle de

la fixité enchanteresse des icônes, laquelle n’est pas arrêt du temps qui se fige mais éternité d’instants pleins de grâce et de sens qui transcendent le temps et son évanouissement.

Nul doute que ce soit cet éblouissement qu’aspire Instantanés. Mais avec la certitude que toute représentation de l’irreprésentable Absolu est toujours une duperie profanatrice, adaptée à notre existence toujours profane. »  Dans ce livre on parlera beaucoup de catholicisme sans que cela, à mes yeux, ne suscite un rejet sectaire. Difficile de faire l’économie de toute aspiration au sacré, au dépassement, surtout quand elle apparaît comme éclairant contraste, heureuse et apaisé façon de dire « la confiance avec laquelle on s’abandonne à l’autre, l’odyssée que constitue le fait de vivre, de dormir, de vieillir et surtout de découvrir et d’aimer le monde ensemble. » Alors qu’il se penche sur les numéros verts comme une « révolution existentielle : une communication générale qui se fait obstacle à elle-même et tend à l’incommunicabilité » ou sur le visage d’un Inuit, Claudio Magris effleure, avec un génie discret, la « vie nue, blessée, inexplicable. » Toujours dans le dialogue, dans une écriture qui ne serait pas prisonnière de son secret, de sa préservation d’un intime mais tendrait à l’égalité afin de rendre cette « opacité indistincte qui règne au fond de nous-mêmes.  Au-delà, peut-être des « tristesses gravées par le cruel burin de la vie sur nos visages », le regard amusé et compatissant de Magris, par ce saisissement mortel sans être morbide, nous rappelle ce qui fait communauté : la mort et le néant au centre de l’humaine condition.



Un grand merci aux éditions Gallimard pour l’envoi de ce livre à paraître le 8 novembre.

Instantanés (trad : Jean et Marie Noëlle Pastureau, 190 pages, 18 euros)

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