Colportage Gérard Macé

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De la pensée par fragments, de la poésie par enjambements, de la littérature par circulation des détails et des textes, de la vision par coïncidences, dans ce large recueil de brèves proses Gérard Macé déploie sa discrète intelligence. Colportage captive alors par sa vision très assurée de la littérature, de ses ombres, ses traductions et images.

La confiance et l’oubli pour une critique par appropriation. Avant de lire cet imposant livre, j’avais un souvenir à la fois clair et insituable d’avoir déjà approché l’œuvre de Gérard Macé. Impossible néanmoins de me souvenir du titre ou du contenu du livre lu : il m’en revient seulement quelques visions de Nerval, une certaine impression aussi hélas de disjonction : certitude d’être amené à recroiser l’œuvre de Macé mais par hasard, sans vraiment le chercher. Sentiment encore très net d’une rencontre effleurée, d’une lecture qui vous plaît et vous touche sans entièrement vous convaincre, vous emporter.

Avant d’avoir l’outrecuidance de parler d’un livre, ne faudrait-il pas situer tous les a priori qui infléchissent sa lecture ? Au fond, et je me crois ainsi en contact direct avec la pensée poétique de Gérard Macé, c’est de soi avant tout que l’on parle. Disons-le d’emblée, le plus passionnant de ce livre, plein d’intérêt par cette érudition qui vous ramène souvent à celle dont vous pensiez pouvoir faire montre, est l’art poétique dessiné en creux par cette prose à l’élégance si discrète qu’elle semble souvent oblitérer son auteur, effacer sa sensibilité au profit, parfois, d’un déjà-lu, d’anecdotes que l’on ne saurait croire usées plutôt un rien trop répétées (Baudelaire en portrait, le Douanier Rousseau qui ne l’était pas, le visage de Michaux).  Mais apparaît vite la raison d’être de ce colportage quand ses répétitions aspirent à l’inspiration poétique – conçue ici comme la répétition d’un instant toujours présent – semble heureusement moins le maquignonnage dans une culture établie, reconnue, et pour ainsi dire entretenue pour sa prise distanciée au contemporain  que la certitude que le « passé ne revient pas, sinon sous la forme d’un présent perpétuel, grâce à une mémoire douloureuse et enchantée sans laquelle il n’y a pas de vraie littérature. »

Dès lors, dans un premier temps, ce recueil de texte pourtant récent peut paraître d’un autre âge. L’appropriation de la prose d’un auteur me semble alors se faire contre soi-même. Jamais pu me défendre totalement d’une ombre de rejet pour toutes ces références qui, fort classiquement, m’ont façonné. Invitation à les dépasser sans doute dans la certitude d’y revenir, un jour ou l’autre. Baudelaire et Mallarmé, Balzac et Proust, Rimbaud et Lautréamont. Ou peut-être les flinguer, laisser leur mort revenir, comme le propos Hans Limon dans Poéticide, une rature réussie de l’inexistence de la poésie aujourd’hui ou comme l’opère, de fiche en fiche, Lev Rubinstein dans La cartothèquedont je vous parle très vite. La première partie des « Lectures » donnent faussement l’impression d’une littérature figée au XIX ième siècles. Ne nous méprenons pas : impossible d’entendre le vieux vingtième siècle sans ses perpétuels échos à ses prédécesseurs, filiation et règlements de compte. Juste une aspiration personnelle énoncée dans la claire conscience de n’y parvenir aucunement : ne serait-il pas temps d’interroger la littérature du présent pour contempler, interdit, ce qui en transite encore ou plutôt désormais.  Pas certain de faire comprendre cette idée : réévaluons l’impact du XX, ses avants-gardes voire leurs apories pour ne pas en effacer l’apport et condamner prose et poésie à revenir aux débats d’un autre siècle, disons une sorte de retour, une redite pas même consciente de son décalage, au plus plat des réalismes sous l’excuse d’une littérature populaire, « ceux que Proust appela les collectionneurs des masques du réel: les écrivains des apparences, les écrivains réalistes » pour citer une traduction de Gérard Macé de l’indispensable Cristina Campo.

c’est moins la chose elle-même qui retient son attention que sa silhouette ou son ombre, autrement dit le fantôme des choses, et moins le monde réel que le monde des esprits.

Revenons-en à ce très beau livre de Gérard Macé qui vous porte justement par l’agacement dont ce genre de texte est nécessairement porteur. Expliquer des réticences pour pénétrer le sens. L’exquise sensibilité de tous ces articles, l’élégance précise et fluide de la prose, avance dans le temps et me frappe avec plus d’acuité quand elle évoque des écrivains dont l’univers me demeure une présence : Leiris (dans un texte à lire catégoriquement où sa sensibilité aux sons et à leur disjonction qui ne « supportent pas l’élision du sens »), Roussel, de la Boschère, Segalen soudain. Sans doute par une belle aptitude de l’auteur à porter sa sensibilité vers « les traits de diamant sur la vitre qui nous sépare du réel. » À l’exception d’un article véhément sur Aragon, un adjectif m’est alors venu pour qualifier l’assemblage de ces proses : irénique. Désolé pour la pédanterie sémantique, moi aussi je puis jouer des bibelots abolis, selon la formule mallarméenne dont Macé abuse. Une référence explique cependant cette absence de polémique si facile à confondre avec de la tiédeur, voire une absence de sensibilité propre confondue dans une esthétique assez représentative de l’autre siècle (celui qu’on voudra d’ailleurs). Soulignons au passage la pertinence de son jugement sur la peinture endimanchée des impressionnistes. Néanmoins, ce semblant d’absence de l’auteur à ses textes me paraît s’expliquer par une référence. L’article sur Jean Starobinki éclaire cette bienveillance de Macé qui s’approprie un détail et en tisse le motif et en invente la concordance. Et ça marche, boîte même pour souligner l’illusion d’un rythme allant du même pas. Toujours aussi passionnant – et pourquoi devrait-ce être nouveau ? – d’offrir un parcours à l’ombre du silence et à l’écoute des enjambements tant elle nous apprend, pour paraphraser l’auteur, à nous réjouir de la beauté d’où qu’elle vienne, et quelle que ce soit son apparence, à respecter ce qui nous dépasse, en méprisant pas ce qui nous appartient. Suspendre alors sa lecture

à ces moments propices où l’érudition se conjugue avec le désir, le savoir lui-même a des vertus poétiques : grâces à des échos dans le temps, des égarements suivis de reconnaissances, des enjambements et des analogies.

La littérature comme trébuchement, ouverture à l’espace par une typographie qui vient briser l’amalgame du sens et du son. Ou écrire « selon l’écoute qu’on a eu jadis » tant « le silence n’est pas le même d’un écrivain à l’autre. » Macé parle d’autrui pour révéler sa démarche, une façon qui sait d’être un disciple docile, de se renseigner sur les œuvres « à la façon, ancienne et toujours nouvelle, de ceux qui croient aux apparitions, ou du moins à la trace lumineuse, incertaine que laisse chacun sur son passage.» Colportage laisse entrevoir des présences, vrais visages d’écrivains ou de photographes, traces de ce qu’elles furent pour l’auteur. Miracle ou mirage, la prose de Macé atteint au seuil maximal de son pouvoir d’évocation. Il s’approprie  les oeuvres dont il rend compte. Notons d’ailleurs l’apport de ses traductions, une façon discrète d’assumer d’être l’auteur de ces lectures assidues, de ce contact intime avec la matière même de la poésie de Dante ou la prose d’Agamben. Une sorte d’éblouissement dès lors dans cette invitation recommencée à la lecture.



Un grand merci aux éditions Gallimard pour cet envoi

Colportage ( 29 euros, 591 pages)

 

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