Tempêtes Andrée A. Michaud

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La source de toutes nos peurs, l’origine de toutes nos solitudes, la panique indéfinie de l’extérieur, l’angoisse des perturbations naturelles. Dans deux monologues solipsistes, qui entremêlent leurs motifs et leurs silhouettes plutôt que de véritablement s’expliquer, Andrée A. Michaud écrit un roman sur la peur léguée par les lieux. Dans son atmosphère irrespirable, dans sa claustration flippante, Tempête décrit une psychologie de ce qui nous dépasse dans un récit haletant où, sans jamais imposer une explication logique, peu à peu se dévoile l’inconnu en nous-mêmes.

Enfermement dans le flottement et claustration dans l’incertain : loin du récit d’horreur, à l’écart même du polar, tout en empruntant les codes et les tensions dramatiques de ces deux genres, Tempêtes est avant tout un récit fantastique. Selon la définition canonique de Todorov le doute y plane donc comme l’ombre d’une montagne, le fantôme d’une disparition. Il s’agit au passage d’un motif qui paraît hanté Andrée A. Michaud, l’autrice reprend certaines de ses peurs déjà présentes dans Bondrée. Nous y sommes : Tempêtes montre peut-être avant tout que la peur est un héritage, l’appropriation d’un discours qui jamais ne sera nôtre, l’usurpation même de la voix de nos propres fantômes. Assez peu commune dans le polar, l’autrice fait de ce roman de peur et de perturbations physiques mentales, neigeuses et orageuses, une façon d’estomper les frontières de la fiction. Le moment où la réalité bascule serait l’instant du roman. Par tradition, on dit (Roland Barthes en premier lieu) que dans le roman policier l’élément perturbateur assure surtout un retour à la normal, la punition des méchants, l’expulsion de la culpabilité, l’ellipse sur les silences et nos manières de croire survivre à l’horreur. Tempêtes commence à ce point de survie d’un improbable travail (dans son sens le plus torturant) de deuil. Marie de Saintonge hérite de la cabane au fond des bois dans lequel son oncle, peuplé de démons, s’est pendu ; Ric Dubois reprend le manuscrit de l’auteur pour lequel il est goshtwriter après son suicide dans sa piscine, lui qui a toujours été hanté par les noyées.

J’étais sur le point de craquer, rien d’autre, et c’est moi qui avais hurlé, moi, l’homme épuisé qui ne savait plus distinguer le visage des vivants de ceux des morts.

D’une très belle façon, avec une admirable manière de poursuivre un cauchemar, sensiblement le même et pourtant entièrement différent, Andrée A. Michaud, loin de tout réalisme et autres explications platement psychologiques, donnent voix et corps à deux épuisement. Alcool, insomnie, isolement. La réalité bascule à moins. « On ne sait jamais de quelle façon commence un mauvais rêve. » On saura à la lecture de ce roman comment il vous poursuit. Pour interroger le sens de la communauté (comme dans l’exemplaire Willnot de James Sallis, le polar sert à ça), pour se demander si c’est autre chose qui fonde nos paniques, Andrée A. Michaud a recours à la marge. Les deux narrateurs sont en rupture de passé, affairées à s’inventer une autre vie dans le retrait. La première partie, dans ces meurtres dont il est impossible de déterminer s’ils sont une projection ou une réalité, dans son climat d’étouffement, finit même par créer une panique palpable. Sans doute par un très beau sens du rythme et de l’évolution de l’intrigue. Marie perd pieds, commence à croire sérieusement aux présences dessinées par le givre sur sa baie-vitrée esseulée. Elle en reproduit les silhouettes sans que l’on sache s’il s’agit d’intrusions extérieures. La deuxième partie suggère une interprétation de ses délires : on peut lire dans Tempêtes une mise en abyme du romancier qui commence à être hanté par les meurtres et les pertes qu’il met en scène. Ric picole trop, dort pas assez, écrit la suite d’une disparition, s’inspire des protagonistes de son camping. À évoluer sur la « la frange étroite entre raison et aveuglement », fiction et réalité finissent par se confondre. Sans aucune solution, c’est le plus admirable dans ce polar plein de hantises inexpliquées. Andrée A. Michaud parvient à faire le lien entre ces deux protagonistes dans une projection imaginaire : Ric reconnaît Marie dans une silhouette dessinée par l’autre en elle-même. Il y projette une explication aux meurtres qui trouent son quotidien. Tous deux, chacun sur leur versant, demeurent séparé par cette Cold Moutain qui « était une veuve, une stèle érodée par des millénaires de deuils. » La peur, dans ce roman, ne s’explique pas, elle se projette. Une très belle hantise de la sauvagerie de la montagne, de la rivière : un endroit où enfouir nos culpabilités, nos disparues, le lieu où jouer à les voir ressurgir. Au passage, il faut noter la très belle utilisation de la radio comme un oracle funèbre.



Merci à Rivages Noirs pour l’envoi de ce roman.

Tempêtes (335 pages, 20 euros)

 

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