Monde ouvert Adrien Girault

De nos inquiétudes à nos absences de missions, de la paranoïa à nos fuites absconses. Dans un endroit inconnu, toujours dans un délicieux décalage, deux hommes se cloîtrent dans un hangar, prétendument pour garder un otage. Monde ouvert ou le délitement de la conscience quand tout semble possible et rien véritablement souhaitable. Sous sa plume alerte – toujours chassée par une inquiétude qui la dépasse – mais aussi ludique – comme si elle décrivait l’évolution de personnage de jeux vidéos – Adrien Girault signe un conte sans solution sur la perte de sens.

Après Rabot où l’inquiétude était un déchirement avant de sombrer dans une errance cauchemardesque apocalyptique, Adrien Girault revient avec un récit qui sait à tout instant suspendre le sens trop simple que l’on pourrait lui prêter. Indécidablement, il poursuit son œuvre, creuse son univers d’où sourd une panique toujours sans résolution. Il est bon, je crois, de se sentir désarmé face à un texte, d’en saisir pourtant toute l’intelligence sans que cette dernière ne se cantonne en des commentaires, références, interprétations guidées. Monde ouvert est un récit, rien qu’un récit, tout le récit serait-on tenter de dire si on se laissait emporter par la formule. La force d’un roman est sans doute, aussi, de se suffire à lui-même, de confronter la glose à sa propre inutilité. N’allons pas paraphraser ce que raconte le roman : la folie de l’enfermement, la déréliction d’une Cause dont manifestations et finalités s’effacent, l’immanquable délire de deux hommes livrés à leur propre hallucination. On pourrait plutôt en suivre la trace par les prémisses du décalage, pour faire sérieux, au bord de la cuistrerie, on pourrait alors relever les manières dont Monde ouvert s’approprie ainsi une certaine filiation. Le récit apocalyptique, son degré de fable toujours tendue vers une forme confuse de spiritualité, d’affrontement à nu d’une brutalité que notre illusoire confort quotidien nous fait oublier. La route de Cormac McCarthy et son errance vers la rédemption. Il me semble que ce soit cette reconnaissance que déjoue Adrien Girault. Un détail et tout déraille : une Xantia et nous ne sommes plus tout à fait dans un univers de références américaines. Ailleurs : violemment planqués dans la sensation du peu de réalité. Dans mes souvenirs, Rabot fonctionnait un peu sur la même structure. L’intrigue se situait d’abord dans un univers que je pensais intimement lié à des connotations autrichiennes, Jelinek et Bernhard disons, avant de basculer vers autre chose.

Sven pensait que plus rien ne pouvait les sauver.

On peut penser que c’est de là, le moment où la réalité devient autre chose, que ne cesse de s’élancer Monde ouvert. Adrien Girault illustre alors surtout le basculement des gestes ordinaires, le passé qui remonte sans jamais tout à fait éclairer l’absence de sens où se débattent Sven et Dale. Mais le roman ne fonctionnerait pas s’il s’agissait seulement de donner une image d’une terreur existentielle, Adrien Girault parvient à lui inventer contour et décor. Un hangar cerclé de froid puis de neige, des villes désertées. Un univers de jeu vidéo, même si je le maîtrise fort mal (une pensée pour Fallout peut-être) on peut parier que cette virtualité est ce qui sert de ligne de force à ce récit. Et si je fais faire ceci ou cela à mon personnage, il se passera quoi. Rien ou pas grand-chose. Juste un accroissement d’un enfoncement dans notre peu de réalité. Une errance dans un décor derrière lequel il n’y a rien ou peut-être juste une autre trame, d’autres pixels, la répétition d’une réalité qui n’apporte rien. Mais c’est autre chose, possiblement, que poursuit Adrien Girault.

Il y eut une éclaircie, brève, puis ce fut comme si Dale, Sven, l’entrepôt, avaient été une manifestation de l’esprit, et la neige recouvrit vivants et morts.

La force de ce récit est, je pense, de nous maintenir dans l’attente de son interprétation. Il nous faut trouver une issue à cette errance qui happe le lecteur, qui l’inquiète aussi sans qu’il parvienne à savoir ce qui dans les phrases, d’une belle simplicité apparente, la suscite. Deux jeunesses un peu paumées : l’une qui fait de ses difformités physique une incarnation publicitaire, devient un acteur indifférent à son succès ou à la poursuite de sa carrière, l’autre s’engage dans l’armée puis dans des braquages. Sven et Dale ou le désir d’une cause supérieure à servir ou à trahir quand ses manifestations en font une simple croyance. Toute la force du roman n’est de pas sombrer dans le symbolisme ou la dénonciation d’une époque que l’on dit en manque de repère, à la recherche de valeurs et autres balivernes. On pousserait l’analyse un rien en admettant que Monde ouvert représente l’épreuve d’un athéisme radical. Sven et Dale veulent s’engager pour une cause commune : il n’en reste que des ombres ; ils souhaitent lutter contre un parti : il n’en reste qu’un bureau saccagé, vide. Alors, après avoir joué avec la possibilité d’une sanction qui ne vient pas, ils rêvent de trouver un endroit où enterrer la statue du commandeur comme on ditt. Garder la trace des dieux enfuis, un autre but de la littérature. Mais à suivre cette logique, on retombe sur une aporie, celles précisément qu’Adrien Rabot me semble vouloir souligner : après ceci, il ne subsisterait que la paranoïa soigneusement entretenue par une hasardeuse pharmacopée. Rien n’a changé : la littérature c’est peut-être un individu, planqué dans sa paranoïa, qui pense pouvoir affronter une fin du monde qu’il a peut-être inventée de toutes pièces. Ou pas.


Un grand merci aux éditions de l’Ogre pour ce magnifique et très intrigant roman.

Monde ouvert (157 pages, 18 euros)

3 commentaires sur « Monde ouvert Adrien Girault »

  1. Je ne partage guère votre enthousiasme. Ces 2 personnages me paraissent bien élémentaires, leurs motivations et leurs comportements peu compréhensibles. Leurs errances m’ont vite paru vaines et surtout artificielles. Outre que l’écriture ne me porte pas, volontairement pauvre elle aussi. Si je comprends le projet, je me suis lassé. Faire quelque chose avec rien n’est vraiment pas facile (tout le monde n’est Beckett, n’est-ce pas?). Du coup, j’ai relu « La Route « de Cormac McCarthy, et c’est tout de même autre chose. On traverse un monde post apocalyptique hallucinant, on accompagne deux êtres aussi denses qu’attachants, le père et le fils, le « petit » (surtout le « petit », bouleversant), qui fuient à travers ruines et dangers , luttant pour leur survie. (Pour en rester avec cet éditeur, L’Ogre, que vous semblez particulièrement apprécier, je viens de lire « Dans la forêt du hameau de Hardt » qui, tout au contraire de « Monde Ouvert », m’a fortement séduit et tenu jusqu’au bout. J’ai craint un moment que la virtuosité de l’auteur ne vire au procédé. Mais non, un tour de force au contraire, et un premier roman étonnant).

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    1. Bonjour, merci de votre message. Je ne me souviens pas d’avoir été d’un enthousiasme sans limite pour ce livre assez difficile. Ce qui m’y a intéressé c’est surtout sa façon de toujours demeurer insatisfaisant, de ne jamais rentrer tout à fait dans les schémas d’analyse du lecteur. Certes, il souffre de la comparaison avec Beckett ou McCarthy mais sans doute tente-t-il de faire autre chose. Pas toujours facile de savoir quoi. Une expérience. C’est cela que propose L’ogre. Par contre, parfaitement avec le livre de Gregory Le Floch. Je n’ai pas encore lu son second. En vous souhaitant une bonne journée et dans l’attente de lire vos futurs livres.

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      1. Un recueil de nouvelles est prévu en janvier 2022. J’espère que vous ne serez pas déçu. De toute façon, j’aurai toujours plaisir à dialoguer avec vous. Bonne journée également.

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