Les villes invisibles Italo Calvino

Rêveuses descriptions de toutes les villes possibles, celles où l’on passe, celles où l’on se perd, Les villes invisibles réfléchit surtout sur les signes, entre invariance, effacement et répétitions, sur le désir d’un ordre supérieur, systématique, reflété par le langage dans ses failles, ses cris et dépassement. Toujours diaboliquement malin, Italo Calvino fait de ce dialogue entre Marco Polo et Kublai Khan un jeu de renversement, de correspondance, une poursuite éperdue du sens.

Pour approcher l’œuvre si constamment insaisissable d’Italo Calvino, ses manières d’enfermer chacun de ses récits, ses réflexions plutôt sur la possibilité du récit, une lecture rapprochée de ses récits dresse une continuité. Le lecteur pourra alors voir, après avoir traversé Si une nuit d’hiver un voyageur et s’être égaré dans les contemplatives déambulations de Monsieur Palomar, croire surprendre une méthode Calvino, la manière surtout dont sa mise en écriture l’outre-passe, laisse la trace d’un projet sensiblement différent de ce que nous découvrons. En écho, je crois, avec son époque, l’auteur opère par fragmentation, assemblage de ce qui ressemble ici à des poèmes en prose. La forme paraît s’imposer d’elle-même, Calvino a d’abord entassé des notes sur des villes, des descriptions qui, peu à peu, ont imposé des rapprochements, des liens thématiques entre la description de ses villes : la ville et la mort, les yeux, le désir, les villes continues ou élancées. On reconnaît surtout une velléité systémique toujours sinon trahie du moins éclatée. Dire le monde serait-ce autre chose que lui inventer une structure qui, bien sûr, se verra constamment débordée.

Ainsi – soutiennent certains – se trouve confirmer l’hypothèse selon laquelle tout homme porte en son esprit une ville faite seulement de différences, une ville sans figure ni forme, et que les cités particulières viennent remplir.

Le récit, chez Calvino, serait un voyage, une traversée de l’illusion de notre désir de représentation, de la perte, fuite et disparition, dont il procède. L’auteur l’énonce en ces termes : « Les villes invisibles est un rêve qui naît au coeur des villes invivables. » Il précise, si besoin en était vraiment, qu’il « n’est pas de langage sans piège. » Le premier piège du langage est celui de la mémoire, ses désirs et arrangements. « Les désirs sont déjà des souvenirs » et, cependant, « les images de la mémoire, une fois fixées par les mots, s’effacent. » Dès lors, il s’agirait de répéter la perte, de donner une autre forme à ce dialogue entre Marco Polo et Kublai Khan. Tous les deux décrivent une perte : Marco Polo sa Venise dont il est parti, dont il invente les redondances ; Kublai Khan lui écoute, invente donc en grande partie, la description de son empire dont il ne sait rien, qu’il ne voit que dans son écroulement.

Pourtant, important de noter que toute cette description reste sans gravité. Le maître mot chez Calvino demeure une légèreté ludique. La nouvelle traduction des Villes invisibles donne à entendre à quel point ce sourire tient à la sonorité de la langue, un enchantement visuel dont il faudrait confier la valeur, disons, poétique : « Quelle ligne sépare le dedans du dehors ; le grondement des roues du hurlement des loups ? » Le langage serait séparation, délimitation d’espace, tentative d’étendre son emprise descriptive. Une vraie beauté alors dans la description de ces villes, récits à la Shéhérazade qui comblent – ou seulement pointent – le silence. Calvino dresse un joli espace imaginaire, l’instant d’enchantement dans ses villes dont il souligne joie et faux-semblant, doublure d’ombres bien sûr pour être, comme dans Monsieur Palomar, toujours une façon de dire autre chose, pour que décrire soit toujours réfléchir.

Au fond les villes perdues peintes ici sont celles qu’il nous faut continuer à inventer. Le passé devient un autre devenir, un autre glissement de langue (des anachroniques autobus, des troubles dans la datation pour ne plus trop savoir qui écoute et qui parle) pour suggérer que derrière l’apparence se cache un désir de sens. Beaucoup de ses villes invisibles se construisent sur la place pour les morts, leur souterraine inversion, les mythes qui l’ont créé et qui font qu’elle dépasse l’éphémère saisie par un voyageur, un lecteur. La ville ou l’espace changeant du rêve. Entre les fragments, le lecteur s’invente sa propre ville. D’abord par le langage évocateur de Calvino qui décrit ses désertiques cités des Mille et une nuits mais aussi par cette confusion entre celui qui écoute, Kublai Khan, et celui qui raconte, Marco Polo. « Celui qui m’écoute retient seulement les mots qu’il attend. {…} Ce qui commande au récit, ce n’est pas la voix : c’est l’oreille. » Calvino varie l’émetteur de ce langage changeant pour en varier, sans cesse, les interprétations. Comment traduire nos rêves, la précision de leur description, demeure une des questions de ce livre si spéculatif. Marco Polo ne connaît pas la langue de son interlocuteur, s’exprime par gestes, pantomimes. La communication s’établit, peut-être que ces beaux poèmes en proses en sont l’expression. Le silence les rattrape quand la langue devient par trop familière. Elle invente alors d’autres dérivatifs, se confie à d’autres signes, un jeu d’échecs à moins que ce ne soit Kublai Khan qui se mette à décrire, à rêver ce qu’il voit à partir des descriptions qu’il prend lui-même en charge, à moins que le lecteur ne projette son espace urbain onirique. L’utopie des villes ce serait l’espace de l’attention aux signes, la capture du fugitif, l’enchantement des échanges, la possibilité de continuer à organiser l’invention d’une ville idéale.


Merci à Folio Gallimard pour l’envoi de ce livre.

Les villes invisibles (trad : Martin Rueff, 224 pages 7 euros 50)

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