Le mont Arafat Mike Kleine

Un roman complètement pété, explosé dans une cosmogonie apocalyptique, dans une suite de récits fragmentaires de fins du monde. Jeu quasi aléatoire de résonances ou de récurrences imagées de motifs et de lieux, Le mont Arafat dessine une géographie (une surréaliste géodésie) de la déréliction, comprendre cette éminente, toujours renouvelée, mort des dieux au cœur du sentiment de l’absurde pourchassé par ce roman. Osera-t-on actionner la manette et s’aventurer dans l’univers en perpétuelle implosion de Mike Kleine ?

Qu’il est bon de lire un roman dont, in fine, on n’est pas sûr d’avoir compris l’adventice ou l’essentiel. Je reste cependant réservé sur les romans où il n’y aurait rien à comprendre, plus rien à dénoncer, juste mettre en scène l’ultime possibilité : des récits inachevés qui révèlent des systèmes qui s’écroulent. Stade suprême de l’expression dont semble, rieur, s’emparer Mike Kleine. Après le très intrigant, La ferme des mastodontes, l’auteur aime à déjouer la critique, à tromper les catégories et autres spécieuses références auxquelles jamais sa prose ne se réduit entièrement. On pourrait alors approcher ainsi Le Mont Arafat : une haletante anamorphose autour du vide du récit, du sens souverain qu’il ne saurait plus décider. Ou pour le dire plus simplement, on suit ses micro-fictions, sans jamais en entendre la signification, en se demandant un peu ce qui nous pousse à poursuivre dans l’inintelligible. On touche alors ce qui fascine, dérange donc chez Mike Kleine : le sérieux de sa dérision. Peut-être, lecteur se fout-on de toi, du sérieux que tu accordes au roman, de ta confiance dans ses cadres traditionnelles ? Et pourtant, impossible, ou presque, de se déprendre. On est sûr de trouver un sens supérieur. Serait-ce de ce désir de transcendance dont se fout Le Mont Arafat ? Peut-être mais c’est sans doute pour mieux en révéler toute la pertinence. Tout récit repose sur l’illusion qu’il fera signe vers une réalité supérieure, un emboîtement parfait de réponses aux questions que l’on ne savait pas se poser.

Nous ressentons des vibrations cosmiques.

Dans sa fragmentation, suite de récits assez courts dans une langue blanche (présent et passé composé, simplicité d’une sémantique familière), Mike Kleine ajoute plusieurs couches d’interprétations. Ainsi O de Miki Lukkonen soulignait que notre époque est caractérisée par une névrose de sens, une perpétuelle surinterprétation de signe. Que penser alors d’un livre qui fait référence, dans son tropisme très français, au très joli manifeste signé, quelques années plus tard, par son traducteur ? Laissons l’idée en l’état : l’auteur insiste sur les speedboat comme autant d’échappatoires. Ou pour le dire autrement : l’un des sujets de ce livre serait les distorsions temporelles, autant de failles où se répéteraient des situations avec certaines similitudes. J’aime à croire, sans d’autre fondement que l’intuition, que Le Mont Arafat est aussi une caricature de l’altération du récit contemporain par des emprunts à la physique quantique. Autant y voir l’anti-matière du langage. On vous le dit, Mike Kleine force au pire excès interprétatifs. On pourrait partir sur des prétentieuses analyses de la valeur de la rature, du texte rayée pour dévoiler le manque dont il s’élance. Lisons-en seulement, sur un Olympe décalé, les combats et les perpétuelles métamorphoses de dieux inventifs. Le mont Arafat est, historiquement, le lieu des dernières prophéties (celles de Mahomet en l’occurrence) ; Le mont Arafat est le lieu, pluriel et changeant donc dans un espace-temps déréglé, des dernières redites. « Le trou noir trouve dieu et le mange. » Peut-être est-il temps de rayer toute figure d’autorité, toute incarnation de la loi (le mot père et mère est lui aussi raturé), d’effacer ce qui en serait, qui sait, l’ultime incarnation : l’auteur. Dans un dispositif ironique, peut-être conscient de sa redite, le livre est alors troué de pages noires, de lignes qui servent de partition, seules les virgules sont marquées, comme un tempo, un récit à bâtir par le lecteur.

Mais vraiment tout seul, jusqu’au bout. Universellement. Cosmiquement.

Pourtant, comme dans La ferme des mastodontes, Mike Kleine s’empare ici – peut-être comme d’un discours entendu – d’une certaine vision de la critique sociale. J’aime l’idée ainsi suggérée : il faut être richement désœuvré, égaré dans l’individualisme, pour ressentir cette distanciation, cette indifférence qui si facilement verse au cynisme. L’ultra-violence serait-elle l’ultime du sentiment d’irréalité dans lequel une jeunesse dorée, occidentale, se sent enfermée. Une île, son château autant de refuges à ce monde saturé de violence. On ne saura jamais s’il s’agit d’un décor unique vers lequel convergent toutes les histoires. À moins que ce ne soit qu’un cauchemar dont il faille poursuivre les concordances. Peut-être devrait-on d’ailleurs dire les virtualités. Le récit c’est toujours ce qui aurait pu arriver. Ici des images d’un film idéale. Celui tourné par un certain Zodiac (le tueur au Zodiac comme il paraît que l’auteur a une certaine fascination pour lui ?) dont il ne subsiste qu’un scénario à l’état de projet. De ceux dont on ne sait pas encore trop l’identité des personnages laissés à la pureté de ce qu’ils devraient incarner. Nous avons un peu cette idée de scenario, une ébauche laconique, une réduction au geste et à la lumière, bref à la possibilité de faire image. On attend jusqu’au bout ce levier qui expliquerait toute la lecture, peut-être est-ce cette manette que, dans beaucoup de scènes, surtout il ne faut pas actionner.


Un grand merci aux éditions de l’Ogre pour l’envoi de ce roman.

Le mont Arafat (trad Quentin Leclerc, 157 pages, 18 euros)

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