24 fois la vérité Raphaël Meltz

Derrière l’agacement, la suffisance du c’était mieux avant, 24 fois la vérité mène une réflexion sur la vérité de l’image, romanesque ou cinématographique, les spectres qui la hantent mais aussi, avec un peu plus d’insistance, l’immédiateté numérique qui en ferait un flux de pur virtualité. Dans un jeu de doublure, derrière un détestable narrateur, Raphaël Meltz continue à interroger le réel romanesque, sa matérialité, son impact sur l’époque, sur la vie qu’il faut continuer à en exiger.

À l’instar de celui de Jeu nouveau, le narrateur de 24 fois la vérité est radicalement exécrable, hautain, assénant ses certitudes solitaires avec un mépris (social surtout) difficile à encaisser. Adrien est journaliste sur ce qu’on appelait les nouvelles technologies. On le sait tous les pigistes travaillent quand ils le veulent, de préférences partout dans le monde et vivent royalement dans une maison dont ils ont hérité dans l’ouest parisien. Bien sûr, il ne reste qu’à regarder avec condescendance ceux qui bossent tous les jours, ne savent pas apprécier la lumière, ne savent pas rien faire ou se plaindre du peu de réalité d’une vie dont ils n’étreignent pas la pénible routine. On me dira, certes, que c’est une situation romanesque. Elle ne reflète, bien sûr, en aucun cas, la vie (l’avis) de l’auteur. Notons qu’il nous faisait déjà le coup dans Jeu nouveau. Le plus gênant est alors la cohérence stylistique apportée au roman. Adrien, quand il ne se plaint pas de son époque, écrit un roman. On peut hélas penser que ce statut de journaliste cynique, n’acceptant pas ce qu’il est en train de faire, se vautrant alors dans la complaisance, reproduisant cette fausse distanciation égrillarde qui est la pire tare – je trouve – de l’écriture sur internet, produit une prose journalistique. Le style paraît parfois platement explicatif (un certain abus des deux points ?), peut-être même dans une distorsion pas assez évidente. Quand il est trop proche de son sujet, quand il prétend documenter le naufrage contemporain, quand il en donne une vision triste, dépressive et sans enthousiasme, le roman n’intéresse pas. Surtout au début du livre, il est assez difficile de s’extraire du c’était mieux avant, de la déploration, de la prétendue pauvreté symbolique d’une époque dont l’auteur parvient peu à chanter les mutations technologiques. Autant, il est très intéressant quand il décrit les différentes caméras autant l’on sent qu’il reste extérieur à son sujet, toujours dans l’excès de la caricature, quand il charge le maintenant.

Pourtant, par une sorte de fascination négative, le plus étonnant est que le roman finisse par fonctionner, par interroger le lecteur sur la vérité qu’un roman peut mettre en place en regard de celle que le cinéma – celui d’une actualité filmée et celui cinématographique – mais aussi de notre capture contemporaine par la perpétuelle image sans révélation. Dans sa prétention, dans la détestation qu’il suscite, il faut sans doute admettre que le narrateur n’a pas entièrement tort. Sa diatribe contre la famille, une valeur refuge comme on dit est, à ce titre, particulièrement amusante dans ce qui n’ose s’avouer être un roman familial. Il faut un peu de temps pour saisir le jeu qu’est le dispositif narratif. On connaît la phrase de Godard sur le cinéma qui donne son titre, le cinéaste est d’ailleurs une présence centrale dans ce roman. Comme dans Jeu nouveau, en dépit de la prétention encore, un des grands attraits de ce roman reste son érudition. Elle devient la trame narrative dans un perpétuel jeu de dédoublement. C’est l’idée la plus intéressante de 24 fois la vérité : au fond de toute fiction est une image manquante, à vouloir enregistrer à toute force le réel on s’en absente, on se laisse happer par les spectres. Il m’intéresse peu, je préfère même ne point le croire, que ce livre soit réellement l’histoire du grand-père de l’auteur. Je décide de voir dans ce grand-père une doublure par effacement de l’auteur. Toute sa vie, Gabriel, le grand-père donc, se cachera derrière sa caméra, ne cessera de filmer ce qu’il ne vit donc pas. Il est hanté par le spectre de sa sœur morte à onze ans. Cette sœur qui aurait filmé sa seule apparition dans un film. Tout ceci pourrait paraître un rien insistant si l’auteur ne s’amusait pas à en inventer des doublures, d’autres images manquantes. On parlait de Godard dont l’ombre portée hante le récit, j’aime beaucoup cette invention qui dit toute la subtilité du rapport à la vérité qu’invente, dans le roman, l’auteur. Gabriel aurait été l’opérateur qui, dans le générique du Mépris, aurait filmé Raoul Coutard. Son nom n’apparaît nulle part, sa présence dans le passé une inscription invérifiable. On aime aussi comment, in absentia, il se débrouille pour filmer la chute des tours, la fin du siècle du cinéma.

24 images donc saisies par Gabriel pour rendre compte de ce que fut l’histoire de son siècle qu’il traverse entièrement sans totalement y assister. Un soupçon bienvenu de modestie. Toujours surtout une vraie réflexion sur l’image, sur sa place, le sens qu’elle construit et qui ne saurait, immédiatement, s’imposer. La pellicule comme ce qui demande une révélation, l’entraînement mécanique qui donne du mouvement à une image fixe. L’intérêt du roman est comment il donne du mouvement, souvent dans ce silence du hors-cadre. Au 24 quatre images s’opposent vingt-six lettres, autant de chapitre où Adrien réfléchit (dans son sens d’un miroitement spéculaire) au statut de vérité que lui-même peut accorder à la vérité. Des liens assez subtils se tissent entre les deux visions. L’homme est ce qui lui manque disait Bataille, son réel est donc impossible. Par aliénations aussi par ces multinationales désignées toujours par une lettre. Mais aussi dans le retrait, dans sa perpétuelle aspiration à un réel plus vrai, aux senteurs d’un jasmin, au contact de l’écorce d’un arbre, à la dureté d’un braquet… À des nouvelles doublures pour cerner ce qu’un écrivain ne devrait pas renoncer à tenter de dire : la vie dans sa spectrale vérité, dans son évidence aussi. Le roman progresse par déformation, commentaire du pouvoir primordiale des images qui s’effacent. Je crois savoir que Raphaël Meltz interroge l’absence de visage dans lequel devrait apparaître l’écrivain. Deux films dans son roman en donne une image plurielle : Malraux inventant le regard caméra, peut-être aussi le romancier comme personnage et, quasiment à l’autre bout, du siècle le dernier film de Perec, lipogramme visuel qui veut effacer le visage de tous ses personnages. La réflexion sur l’image, heureusement, ne se cantonne pas à l’avis d’Adrien sur l’envahissement technologique. Elle se fait dans une belle conversation muette (elle tient surtout toujours à ce qu’on n’ose dire) avec deux de ses amis, doublures. Avec Antonio, cette pensée de l’image interroge la mort du cinéma. Plutôt intéressant. Avec Albert, c’est l’illusion d’une vie, de sa réalité, saisie en direct que pourrait donner son image immédiate. Ne retraçons pas tout ce cheminement, conservons-en surtout cet appel à la vie, à la perception auquel continue à croire Raphaël Meltz.


Merci au Tripode pour l’envoi de ce roman.

24 fois la vérité (280 pages, 20 euros)

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