Obsolescence des ruines Bruce Bégout

L’effacement des ruines dans le paysage contemporain comme incarnation, déjà dépassée par définition, du capitolocène. Partons dans cette exploration – livresque, esthétique et philosophique – des suburbia, zones intermédiaires, difficilement définissables d’être totalement aliénées à la fonctionnalité. Avec l’élégance rieuse de la vraie érudition, Bruce Bégout s’empare des ruines, de nos conceptions historiques, de nos façons d’en faire un miroir esthétique, afin de proposer un rapport au lieu. Obsolescence des ruines ou une très fine méditation sur notre rapport à la destruction.

Voici un essai qui vous donne envie de relire des essais, un livre pluriel et riche écrit clairement (avec un vrai souci didactique) même quand il évoque des problématiques complexes dont certaines, avouons-le, peuvent dépasser un peu le lecteur. Ou, tout au moins, de ne pas exactement rencontrer ses préoccupations. La possibilité de les envisager sous un autre angle, voilà ce que devrait être la lecture. Entendre nos réticences pour mieux écouter la singularité d’une parole. On pourrait alors aborder ainsi Obsolescence des ruines : moins que de ruines réelles, contextualisées, situées, Bruce Bégout écrit en se basant seulement sur les textes à propos des ruines, les manifestes et les écrits d’architectes. Idiotement, de prime abord, on s’interroge sur le rapport propre de l’auteur aux ruines, on attend le récit d’expérience, l’étude de cas. Nous ne connaissons pas le reste de l’œuvre de Bruce Bégout, nous avons une connaissance très sommaire de l’urbanisme, pourtant (même s’il doit la définir plus précisément dans ses autres ouvrages) il pourrait sembler que le contexte de suburbia soit sinon flou du moins trop généralisé. Nous entendons sans peine les espaces périphériques, les zones en perpétuelles mutations, celles que Bégout voit sans ruine, perpétuellement transformées par une marchandisation toujours fonctionnelle. Toute la question reste de savoir si elles ont partout le même visage, le même rythme de transformation. Pour aller honteusement vite, le modèle américain de la banlieue s’impose partout, nous croyons, en notre ignorance, qu’il n’est cependant pas le même, disons, en Chine que dans nos zones occidentalisées. Une hypothèse sans doute. Néanmoins, il faut bien avouer que cette façon de se baser sur les textes conduit à des interrogations très intéressantes. D’abord celle-ci, au fond les ruines dont l’auteur déplore la disparition seulement pour leur inventer une autre forme ne pourraient-elles pas être le livre et le texte en eux-mêmes ? Rien ne se périme plus vite qu’un manifeste architectural, rien ne laisse de traces émouvantes, de protestations, de vestiges d’une grandeur d’une civilisation dont la ruine signifie pourtant l’échec. Bruce Bégout retrace d’ailleurs clairement l’historiographie de cette invention, d’abord romantique puis hantée par le modernisme et ce qu’il nomme, à raison je crois, l’hyper-modernisme. Si cette question vous intéresse, lisez l’intégralité d’Obsolescence des ruines, je ne saurai m’aventurer à en résumer le parcours dont il parvient à résumer toutes les contradictions. Nous le disions, avant de nous égarer dans cette errance (une caractéristique de notre hyper-modernisme ?), Bruce Bégout ne nous parle pas de sa pratique des ruines, de ce qu’il a pu en explorer et en retirer. Nous parvenons ainsi à la seconde interrogation des plus passionnantes : dans le troisième âge des ruines, dans notre époque entièrement à repenser, il semble indispensable d’interroger l’expérience personnelle, le primat d’un ressenti un peu trop facilement cru unique. Sans doute de laisser place à un processus de désidentification. Ou, pour le dire avec l’auteur : « un des préjugés les plus profondément ancrés dans notre culture réside dans la croyance rarement examinée que la connaissance de nous-mêmes passe par l’observation régulière de nos états de conscience. […] Nous avons donc besoin de faire ce mouvement excentrique pour regarder ce que nous ne sommes pas. » Décentrement, mouvement collectif, prise en compte du poids du social (les ruines sont souvent industrieuses, leur esthétisation conduirait à une « subreptice « opération de sublimation de la misère »), les ruines comme mise à la question de notre refuge dans l’individualité ou, comme le dit Bégout : « Car, pour l’homme moderne, au moins depuis Rousseau, il ne suffit pas simplement d’être un étant parmi les autres étants, à peine singularisé par sa conscience, il faut sentir exister, éprouver soi-même le flux de la vie, la confrontation au réel, l’exposition au réel. » L’apparente disparition des ruines comme symptôme de l’irréalité avec laquelle, trop facilement, peut se confondre notre perception du monde.

Par où l’on voit que l’acosmisme ne désigne pas tant la fin du monde que la fin de notre rapport au monde ce qui, dans une perspective philosophique dominante où l’être est en relation, revient au monde.

À la fin de son ouvrage, Bruce Bégout introduit la notion passionante d’acosmisme. Une sorte d’inscription dans le cosmos, dans l’être-au-monde pour emprunter un langage philosophique – vous l’aurez entendu – qui n’est pas tout à fait mien. Nos vies dans les suburbia, dans les zones où tout s’efface sans laisser de vestiges et où, dès lors, la ruine devient espace de liberté qui lui aussi ne tarde pas à être rattrapé, soumis au plus strict utilitarisme. Bruce Bégout nous parle par exemple du Suicide Club, un groupuscule qui prétend réinvestir ces espaces, en faire un usage périlleux. Le néo-libéralisme récupère tout, les ruineurs comme les appelle l’auteur sont pris dans le jeu de la performance, de sa mesure, de sa marchandisation donc déjà. On pourrait d’ailleurs remarquer que ces pratiques datent déjà, sont déjà comme en ruine. Quelque chose qui me paraît marqué la fin du XXème siècle, celle qui perdure encore dans les années 2000 et dont on retrouve avec plaisir Iain Sinclair ou François Bon. Au risque du résumé, on aime l’idée que ces pratiques soient toujours critiques : parfois un rien ironiques, parfois dupes de leur propre lucidité. La ruine dont nous ne saurons nous passer comme le lieu où se révèlent nos contradictions. Celles sans aucun doute de la modernité : « L’esprit est tiraillé entre l’appel et le chagrin. Il aspire à la nouveauté radicale et regrette déjà ce qu’elle remplace. » Tout l’intérêt de la ruine pour Bruce Bégout ne tient pas à ce qu’elle révèle de notre passé mais bien la projection du futur dont elle garde trace. Dans les spectral suburbs, il devine « l’être passage d’un fantôme », la confusion présent et avenir de toute construction : « Je suis persuadé que le futur s’est perdu quelque part dans la décharge d’un passé non historique. » Ou plus simplement : « tout passé projette un futur qui passera et qui est, peut-être, en un sens déjà passé. » Toute la valeur d’Obsolescence des ruines est de refuser l’appel de la nostalgie : « Or c’est justement cette absence d’identification de l’objet perdu qui entraîne l’apparition de la mélancolie. » Il ne s’agit aucunement de regretter la conception romantique des ruines, leur exploration comme valorisation de soi mais bien d’interroger politiquement notre époque, son rapport avec la mort, sa manière de jouer de cette crainte de la fin comme pour mieux en occulter les causes (« car si la fragilité est ontologique, la caducité est sociale et historique»). Bruce Bégout ouvre alors de vraies pistes d’interprétations, des réflexions que je vous invite à découvrir in situ.


Un grand merci aux éditions Inculte pour l’envoi de cet essai.

Obsolescence des ruines (450 pages, 23 euros 90)

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