Open Water Caleb Azumah Nelson

Les mots qui manquent, leur évitement face à l’amour, à l’oppression, mais aussi grâce aux respirations dansées, à de musicales cassures rythmiques. Belle surprise d’un premier roman qui parvient à suggérer la complexité des relations amoureuses, la difficulté de l’honnêteté, les exigences de l’écriture et la confrontation avec la pesante invisibilité d’être Noir dans l’Angleterre contemporaine. Caleb Azumah Nelson signe un roman saturé de musique, d’obsédantes répétitions, de la vérité fragile des sentiments, de la vie et de sa difficulté d’être au fil des saisons.

Heureusement, la rentrée dite littéraire permet parfois de belles surprises. C’est le cas de Open Water, un roman dont on ne sait rien et qui nous a surpris et intéressé jusque dans ses défauts. Expliquons-nous par un exemple, au risque de commencer une fois de plus par une réticence : Caleb Azumah Nelson évoque, pour autant que je puisse en juger, avec une grande justesse l’oppression raciste dont il prend conscience, tout ce qui le ramène à ce qu’il ne saurait fuir quand il est confronté, notamment, une violence policière systémique. Simultanément, on peut penser que le narrateur fait preuve d’un certain aveuglement social. Jeune homme de bonne famille, il erre de concerts en restos, de Uber en endroits où danser. Une autre forme de domination qui paraît former le point aveugle du roman. À moins bien sûr que ce ne soit une manière pour l’auteur de distanciation à la partie probablement autobiographique de son roman, une certaine confiance accordée au lecteur pour qu’il décrypte les déterminismes sociaux de tous ceux qui parviennent, serait-ce pour en douter, à prendre la parole. Qu’importe, peut-être.

Tu te demandes ce que ça signifie, connaître quelqu’un, et si c’est vraiment possible. Tu penses que non. Mais peut-être que de cette ignorance surgit un savoir, né de la confiance instinctive que vous tentez tous les deux d’exprimer, de rationaliser.

Avec une grandiloquence d’universitaire, on pourrait pourtant dire qu’Open Water (titre joliment mystérieux, indécis partage des eaux) invente une écriture du corps. Ou plutôt de l’évitement qui, ici, préside à la naissance de l’amour. Après la certitude, trop dite, de l’enamorento, les personnages ne cessent de s’effleurer, de laisser grandir une très grande proximité, la communication des gestes, la promiscuité de l’amitié. « Ainsi vous apprenez mutuellement certaines choses que vous exprimez de tout votre être sans qu’elles soient jamais dites. » L’auteur tourne autour de la manière d’assurer, de dire le plus honnêtement possible le Désir. Dur. Alors, bien sûr, on pourrait pointer ce que cette figure de la langue qui retient, détourne, empêche, le désir a de convenu, d’entendu. Une sorte de lapalisade dont sans doute nous ne savons nous extraire. Le plus important est que Caleb Azumah Nelson parvient à donner vie à chacun de ces mouvements d’évitements, à incarner chacune de ses scènes. Le roman ou l’impression d’une vie plus intense, plus jeune. Le désir ce serait alors la langue que l’on parle quand on arrive à s’adresser à Soi. L’auteur emploie le Tu précisément pour dire la difficulté, la très grande solitude, pour ne pas dire l’arrière-plan dépressif si on pense à son modèle canonique que serait L’homme qui dort de Perec. « N’as-tu jamais eu peur de ce qui se cache en toi, de ce dont tu es capable ? » Souvent. Un homme et une femme se rencontrent, sentent une très grande proximité, le roman ne sera que le récit de ce rapprochement. « Question : si assurer c’est être capable d’exprimer le plus avec le moins de mots possibles, qu’est-ce qui assure plus que l’amour ? » Il faut aussi faire entendre les tournures de phrases admirablement restituées par la traduction de Carine Chichereau, leur tonalité contemporaine, immédiate (la suppression de la double négation). Le rythme de la vie telle qu’elle va.

C’est une étrange tournure de phrase, tu trouves, ça te permet de respirer, c’est comme demander l’autorisation pour une chose si naturelle, la base même de la vie ; c’est-à-dire donner l’autorisation de vivre.

Trouver la syncope, le souffle du vécu, le mirage et la danse. Lui est photographe, elle danseuse. Les images virevoltent. Caleb Azumah Nelson propose, et dissèque, la bande-son du roman, la musique partout comme moins mauvaise tangence à ce que l’on est. Soudain des instants de libérations collectives, des réunions où danser. Open Water parvient à en rendre de beaux instantanés, les nuits enlacées avec celle qui est plus qu’une amie, l’ambivalence des sentiments. Et le silence de celui qui, à force de vouloir mieux dire, se tait. La vie contemporaine telle qu’elle résonne, dans ces creux donc. « Quelle est étrange la vie que vous menez, toi et les autres Noirs, toujours observés et invisibles, toujours sur écoute et sommés de se taire. » On entend ici l’influence de Zadie Smith sur l’auteur. La vie à Londres, maintenant. On écoute aussi les échos à James Baldwin. La violence tapie qui ressurgit, dont le narrateur n’est qu’impuissant témoin. Notre commune propension à tout gâcher par peur du bonheur, par désir de trouver le bon rythme. L’étrangeté de la tournure qui approcherait ce que l’on ressent. Parvenir alors à dire ce qui revient, expression honnête de la hantise. Ça marche.


Un grand merci aux éditions Denoël.

Open Water (trad : Carine Chichereau, 202 pages, 19 euros)

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