Le monde des amants Michel Surya

Ce qui pourrait revenir, être sauvé, par l’amour ou par la révolution. Ample et libre spéculation sur Nietzsche, la mort, la manière de raconter une vie comme pour la faire revenir, pour en préserver l’acuité, la solitude et l’angoisse. Histoire d’un homme seul, à la mer, qui veut écrire une autobiographie de Nietzsche et qui met en dialogue sa vie (parfois moins que son œuvre)avec celle d’un autre probable alter-ego de l’auteur, Dagerman, son expérience de l’amour, du salut, ses autres visions sur la possibilité de l’éternel retour, sur la venance de l’amour. Le monde des amants est surtout le récit de « Vies », un entrecroisement de réflexions éclairées, de liens fragiles et éclairants comme autant de chance d’une conversation qui, comme celle qu’il veut retranscrire, aurait fait se rencontrer Benjamin et Bataille, Kafka et Canetti. Dans une prose entêtante comme le ressassement d’un monologue, Michel Surya invente un magnifique retour de la pensée nietzschéenne.

Avant de commencer deux précisions. Cette note de lecture s’apparente à une sorte de travail préparatoire, une sorte de dialogue devant son miroir, avant de pouvoir entretenir, par écrit forcément, la chance d’une conversation avec Lucien Raphmaj à propos de cette œuvre. Ne nous y trompons pas, il s’agit d’une façon d’entrer dans ce « roman » qui est pour l’essentiel, et pour sa plus grande réussite, le souvenir, ou le retour, d’une conversation. Boèce, le narrateur veut retranscrire la conversation qu’il a eue avec Dagerman & Nina. Se faisant, on peut penser qu’il en invente une partie, corrige le regret de ce qu’il n’a pas su dire, fait probablement aussi entendre ce qu’il n’a pas su écouter. Le monde des amants et plus encore l’adjonction de L’éternel retour qui en serait comme une version préliminaire, une façon de faire advenir une fois cette conversation afin qu’elle puisse revenir, offre un très beau jeu de miroir. On pourrait analyser l’intrication des verbes introducteurs de parole comme meilleur révélateur des différentes strates de discours, de souvenirs, d’inventions et de citations que charrie en permanence ce très dense roman. Sans doute faudrait-il alors se pencher sur les italiques, crochets et autres marqueurs d’un autre point de vue dans ce vertigineux monologue polyphonique. Précisons ensuite, au seuil de la fiction que je me trouve imité à mon corps défendant, le rapport assez particulier que j’entretiens avec l’œuvre de Michel Surya. Une balise de mon passé qui remonte des flots d’incompréhension. Au fond, il s’agirait de faire comme Dagerman et Boèce (si tant est qu’ils ne soient pas un seul et même homme), de parler de celui qu’on est plus, de maintenir la possibilité de se faire différent précisément pour interroger la crainte de ce qui revient. Amor fati, aime ce qui t’arrives au point d’accepter que cela puisse revenir. Et si cela était une horreur, et si cela était possible comment se souvenir de tout. C’est sans doute ceci que met en scène Le monde des amants : cet impossible accord. Quand je repense à mes lectures de Surya, autour de 2008 ou 2009, paumé en marge du monde universitaire, c’est cette impression d’un impossible accord. Réminiscence d’une conception trop haute, exigeante, incandescente. On ne peut parler, comme il ne cessera de le faire pour Nietzsche, de Surya que par emprunt à d’autres auteurs. Peut-être parce que je n’ai pas suivi le développement de sa pensée, Surya s’entend en écho avec l’expérience de Bataille dont il est sans doute le meilleur non spécialiste, mais connaisseur. Le plus proche. Pour le dire avec Siri Husvedt, je ne suis pas, ou plus, un Bataille boy’s. Une réserve d’incompréhension en dépit d’un souvenir éclairant. À lire, La mort à l’œuvre, la biographie de Bataille par Surya (« Biographe, il l’avait été déjà une fois, d’une vie, de toute une vie. »), il me revient l’impossibilité d’un accord. Disons l’éloignement de l’admiration. Désolé pour ces un peu longues précautions liminaires. Elles me paraissent indispensables pour faire comprendre ce mélange étrange de fascination pour ce qui souvent m’a échappé, pour des réserves qui, souvent, m’ont permis de suivre la hauteur de la pensée de l’auteur.

Tout aurait donc pu être réel, mais jamais d’une façon qui fît de toi le même qui l’avait vécu.

Peut-être n’aborde-t-on ce qui nous a touché, ce qui serait susceptible de revenir, qu’avec une certaine réticence, illustration de notre désir de croire nous en être soustrait. Le féroce attachement à nos propres illusions. Il est si agréable d’être constamment dérangé par des livres, qu’il continue à nous interroger. On pourrait le dire assez simplement : j’ai lu ce livre dans une sorte de vertige, une aspiration à le lire qui pourtant se dissipait dès que je m’en détournais et qu’alors me frappa son caractère un rien abstrait. On peut penser, de fait, que les personnages de Surya se livre à une pensée qui goute un poil trop aux paradoxes, s’exprime alors parfois dans de faciles paradoxes, dans une propension à l’antithèse, au facile renversement (« l’état dans lequel l’avait mis sa pensée ou l’état dans lequel il avait mis sa pensée »). Là encore, on s’agace un rien, on met à jour un ressort de la pensée. Les deux personnages sont philosophes, logicien. Ils manient des concepts dont le premier serait d’inventer quelque chose qui sort de la philosophie, qui ramène la pensée à une expérience (le décept, l’except?). Le narrateur le dit très joliment: il se met à la merci de la pensée. Notons, encore une fois par goût personnel que cette exception de la pensée pour moi survient dans des intermèdes maritimes, la capacité de Surya a décrire la mer et ses absences fluctuantes de forme. Parfois aussi, une très belle évocation de la solitude : « sentimentalités soudaines, profuses, profondes, presque fiévreuses. »

Nietzsche que tu t’es mis, mais comment, en tête d’écrire à la première personne, comme si l’autre que tu étais déjà, et qui te hantes, ne suffisait pas à faire que tu sois trop d’un au moins.

Il faut le dire, ce qui est véritablement passionnant dans Le monde des amants est les rapprochements sensibles, intuitifs opérés par l’auteur. Manière assez détournée d’avouer que nous ne sommes pas très sûr de son rapprochement entre l’amour et la révolution. La question, me semble-t-il, serait plutôt de savoir comment être, constamment, sans pour autant perdre la fulgurance, amoureux ou révolutionnaire. Il faut sans aucun doute le préciser, la notion centrale de ce roman, celle de Salut, semble tout particulièrement dérangeante. Qui peut admettre y croire encore, qui peut prétendre s’en soustraire totalement ? « j’ai toujours été un messianiste : appelant éperdument après la venue d’un immense messie, pour à la fin convenir que je comptais au nombre de ceux pour qui était venu un messie minuscule, un messie minuscule. » Dagerman cesse d’écrire, l’amour lui advient. Il y voit une forme de salut. On pourrait le penser un rien douteux. Pourtant, Surya en fait un moyen d’interroger surtout ce qui est perdu, de mettre en relation tous ceux qui, si nombreux, se sont interrogés sur ce thème. Très agréable alors déambulation littéraire à laquelle l’auteur parvient à donner une valeur d’expérience, de vécu. Kafka et Canetti, l’éternel retour nietzschéen aurait littéralement quelque chose d’éperdu, une traversée de la déception. Pour Kafka, il viendrait le jour d’après, pour Canetti il s’agirait de retrouver plus que ce qui avait été perdu. Surya décrit des vies, il insiste sur les instants de basculements, ceux de la mort dont il interroge le salut. On aime l’idée qu’il en fasse des miroirs déformants, jamais exact, de ce qu’il voudrait raconter sans décrire. On peut malgré tout penser que l’autobiographie de Nietzsche dont il décrit la tentative se réduit à des instants, les amours avec Lou, le sentiment de trahison, l’incompréhension de sa conception de l’éternel retour. Surya les fait entendre en écho à la vie de Lowry ou de Uwe Johnson dont j’avoue avoir tout ignoré jusqu’alors. L’amour et la révolution n’existant que dans la trahison, la mort par misadventure. Johson, comme le Consul, se soustrait à la surveillance, s’exile sur une île, croit en l’amour et se rend compte avoir été trahi par sa femme. Il mourra seul. Il y aurait tant à dire, encore, sur ce livre, préservons-en seulement l’intensité.


Un grand merci à L’extrême contemporain pour l’envoi de ce livre.

Le monde des amants suivi de L’éternel retour (387+116 pages, 26 euros)

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