
Polyphonie quantique pour cartographier les ailleurs, arpenter des temps parallèles, retrouver surtout le plaisir de raconter des histoires comme on vit la vie d’une ou d’un autre. Souvent ébouriffant, toujours très drôle et inventif (dans sa typographie pour marquer, par la variation de couleur ou de typographie, le retour des personnages), ce premier roman transmue la physique quantique en faisant du célèbre chat du physicien qui en est à l’origine un des personnages ainsi qu’une sainte qui voyage dans le temps, une cryptographe désœuvrée, un cartographe habité par d’atalantes recherches, une sybilinne dentiste qui revient, par altération de sa peau, en différents personnages, un capitaine Achab qui tourne un navet métaphysique sur le lion des neiges. Ursula Timea Rossel entraîne le lecteur à travers le globe pour montrer à quel point Prenez de l’ail et de l’argent, du sel et de la terre tisse autrement le rapport entre l’espace et le temps, la réalité et ce qu’elle pourrait être.
Ici on le croit : obstinément la littérature met en mouvement des bifurcations. Il ne saurait s’agir de dire ce qui a été, mais d’inventer ce qui aurait pu être, maintenir, fut-ce par interrogation, un à venir, toujours irrésolu. Alors, on aime à souligner comment le roman explore, d’une manière contemporaine, certains thèmes, cartographie notre imaginaire selon certains schémas récurrents. Toujours, le romancier fait un usage de seconde main de la science de son époque. Aujourd’hui, on assiste à une manière de banalisation de la physique quantique au point d’en faire un presque lieu commun. Pensons ici à O de Mikki Liukkonen ou au Mont Arafat de Mike Kleine. On peut se demander, d’ailleurs, si cette utilisation de la physique quantique (pour aller très vite : qu’un corps puisse à la fois être ici et ne pas l’être) n’est pas les derniers feux du post-modernisme, chant du cygne d’une conception du monde qui s’écroule en se marrant. Pas certain, heureusement, qu’Ursula Timea Rossel cède à ce travers post-moderne d’un relativisme des discours qui, en s’entremêlant, se valent, ne cherchent alors aucunement à remettre en cause une réalité seulement, prétendument, fuie. Pour le dire plus simplement, le comique de ce roman porte juste quand il cartographie le sentiment national. La Suisse, pour l’autrice, pays étriqué mentalement et géographiquement. C’est aussi de cela, par-delà les virevoltes narratives dont parle Prenez de l’ail et de l’argent, du sel et de la terre. L’exacte conscience de ce que l’on fuit, le point de départ, et de retour, de l’imaginaire.
Je déniche des choses cachées, cryptées, ensevelies, disons des champignons, des trombones, des dieux agonisants, des cicatrices complémentaires ou une caravelle prise à l’abordage, la cale pleine de desserts imbibés de schnaps. Ces bizarreries et stries de l’univers, des multivers, je les consigne ensuite, non sans y mettre mon grain de sel.
On s’invente des alter-ego, on met en scène avec une vraie ironie l’écriture d’un livre, la satisfaction d’égo ainsi, paraît-il, atteinte. Ne jamais trop se prendre au sérieux, donner un caractère léger à tout ce qui va suivre, une vraie distance à cette construction romanesque. On joue des virtualités du nom : Timea, dans le roman, est cryptographe, incarnation idéale et ironique de l’autrice. Elle est une des autrices possibles de ce récit qui s’ouvre à beaucoup de virtualités. On se moque plaisamment de l’écriture, mais aussi, avec plus de pertinence, de la façon dont elle devrait pour survivre, savoir d’emblée ce qu’elle cherche, rédiger des notes d’intentions, connaître son projet d’emblée vendable. Un cryptographe jamais ne présume de ses trouvailles. Comme boulot alimentaire, veinarde, elle devient gardienne de la célèbre boîte du non moins fameux chat de Schrödinger. Bien sûr, pendant qu’elle tente d’écrire, de décrypter, en ajoutant son grain de sel, la vie de Sainte Ursule (double par deuxième prénom si vous suivez). Moderne boîte de Pandore, l’univers se détraque, il devient multivers. Il nous faut préserver d’autres possibles, d’autres récits, d’autres espaces-temps. « Le firmament de l’histoire littéraire est tissé d’un seul et même manuscrit qui se fait encore et toujours voler (brodé d’étoiles que sont les larmes des femmes et les soupirs des hommes qui aiment sans retour). » Un chat qui se met à parler, qui devient un lion, l’objet de toutes les recherches, intrusion d’une autre strate de discours. C’est une des très jolies réussites de ce récit, l’entremêlement du récit des différents personnages comme expression de la possibilité d’une multi-réalité, d’une altération de notre trop sage perspective linéaire. Si on peut se permettre l’expression d’un regret bénin, dans cette course folle, rythmée par une alternance bien dosée des différents discours, on aurait aimé une alternance stylistique, une exploration, par exemple, de la langue que parlerait Sainte Ursule dans ses différents voyage dans le temps. Cependant, Ursula Timea Rossel parvient ainsi à laisser le lecteur ne pas trop s’égarer, suivre avec grand plaisir ce qui est, aussi, un roman d’aventure. Souvent sur le mode burlesque qu’ont nos projections.
Quant à l’éthique : je ne suis pas qualifié pour en parler. Je sais seulement qu’on doit aimer le vide qui se crée après que quelque chose a été, et le vide avant que quelque chose ne soit crée. La cartographie c’est de l’amour. Un amour échoué.
Prenez de l’ail et de la terre, du sel et de la terre s’intéresse alors à la façon dont le roman pourrait donner une image de l’intrication quantique, plus simplement de l’enchâssement des récits. N’en donnons pas une fausse image, l’autrice leur laisse le temps de se développer afin que le lecteur s’y laisse porter. J’allais dire se mette dans la peau de chacun des personnages. L’épiderme devient, dans le roman, le marqueur du passage à une autre réalité ou plutôt de la coexistence de plusieurs dans les personnages. Prenez de l’ail et de l’argent, du sel et de la terre livre alors un très bel éloge de la cartographie comme représentation (n’est-ce pas cela dont il est ici, et toujours, question) d’un espace imaginaire, manquant, pris en défaut. La représentation concrète, dite sérieuse, scientifique, d’un monde fantastique dont l’appel jamais tout à fait ne se tait. On se plonge alors dans l’univers de Wigand Behaim, cartographe à la peau couverte d’étranges, indéchiffrables stigmates. Il est hanté par ces rêves de gosses, une étrange et blanche cité, probable survivance du mythe de l’Atlantide. Elle doit, qui sait, continuer à exister dans un autre plurivers. « L’atlas parfait est un livre de contes et légendes. ». Et du mythe, nous en aurons à satiété. Celui d’Atlas pour montrer d’abord, par les aventures pathétiques de Wigand (des explorations meurtrières, une solitude bureaucratique dans un monde qui, notamment par le comique, n’est pas tout à fait nôtre), toutes les limites de notre représentation de l’espace. On veut le croire unique, on le fige sur une carte. Prenez de l’ail et de l’argent, du sel et de la terre nous rappelle à la perturbation que toujours devrait être la réalité, surtout celle textuelle. Une autre histoire née toujours par une intrusion d’abord difficilement compréhensible. Le texte se troue de rouge, des bouts de phrases, comme des commentaires venus d’un autre temps. Un autre personnage apparaît, une autre possibilité de représenter le temps, ses capricieuses aventures. Le cartographe tombe amoureux de Sybille quand elle le retient de se jeter d’un pont, le prix que ça coûte de se refaire une mâchoire. L’amour entre deux êtres qui se partagent la possibilité de ne pas vivre dans un seul univers. Littéralement, à chaque fois ressortie de sa housse mortuaire, Sybille a eu (avant de communs problèmes de peau donc) plusieurs vies. Révolutionnaire dans ce que l’on voudrait prendre, pour la référence bibliographique ironique au Sous-Commandant Marcos, pour le Chiapas, chamelière dans le huitième émirat, sherpa pour un film à la Melville ou naufragée sans papier qui ouvre un cabinet dentaire. Si le temps n’est pas linéaire, peut-être n’en reste-t-il que les utopies, non-lieux vides. Ou alors uniquement les antagonismes mythologiques. Timea, rappelez-vous, raconte l’histoire d’Ursule qui devient l’immortel, rajeunissante, compagne d’Attila, qui incarne aussi l’ours qui s’oppose au lion, le félin de Schrödinger… Plongez vous dans ce roman qui crypte temps et espace, en fait des histoires plurielles, plaisantes toujours.
Un grand merci à Helice Helas.
Prenez de l’ail et de l’argent, du sel et de la terre (trad : Camille Logoz, 28 CHF 22 euros à moins que ce ne soit l’inverse : le prix comme marque de l’intrication quantique…)