Elvis à la radio Sabine Huynh

Les mots de l’enfance, leurs répétitions et la mémoire, mis à nu par l’écriture, de la souffrance, de la faim, de l’incompréhension ; les identités (fille, mère ; traductrice, étrangère) ainsi révélées. De Saïgon, à la banlieue lyonnaise, de Londres à Tel-Aviv, itinéraire d’une enfant maltraité, de son refuge dans la langue des livres, dans le silence, à sa lente construction dans les oblitérations du langage. Dans une prose qui tend ses interrogations, les mises en question dans une pratique réflexive de l’écriture, Sabine Huynh éclaire ses traumas enfantins, ce qui en revient d’insoutenables maltraitances, les souffrances physiques qui en résultent comme une réalité trop longtemps tue pour n’être pas présenté comme des réminiscences pleines de lacunes, d’inventions. Elvis à la radio ou l’écriture de l’étrangeté autobiographique, une très belle tentative de compréhension de ce que l’on a été.

Sans doute n’est ce qu’un hasard de lecture, un rapprochement opéré pour montrer à quel point pas tout à fait il ne marche, pour éclaire — si on voulait être prétentieux — un angle mort de ce que l’on peut dire d’un livre, mais la lecture d’Elvis à la radio souvent m’a fait penser à Un bref instant de splendeur d’Ocean Vuong. La proximité de contexte ne tient pas entièrement, on entend pourtant dans ces deux livres le désir de comprendre la souffrance maternelle de l’exil. Deux mères qui sombrent dans la violence et la dépression mentale, deux mères qui se taisent. On peut, je pense, aborder le livre de Sabine Huynh par ce biais. Qu’est-ce que ça fait d’être une immigrée dans l’ancienne puissance coloniale de son pays. Dans ce livre (on peine à le réduire à une autobiographie), nous assistons à une très fine mise à la question des origines vietnamiennes de l’autrice. On touche alors, je crois, à la spécificité de son livre : une permanente et belle oscillation entre l’inscription, disons, sociologique de son propos et une réflexion sur la langue qui la porte, la fait dévier. Ce serait d’ailleurs, à mon sens, la vraie valeur de tous textes autobiographiques : ses tentatives d’élargissements, ses désirs d’affranchissements. À ce titre, peut-être qu’un contexte n’apparaît jamais aussi clairement que dans ses marges, comme en creux de ce qui est décrit. Elvis à la radio est aussi une précise évocation de la vie dans les banlieues lyonnaises au début des années 80, la misère ouvrière, violence et solidarité de ce qui ne s’appelait pas encore les cités. On a souvent (nouveau rapprochement parfaitement arbitraire) penser à Nouvelles de la ferraille et du vent de Hédi Cherchour. Cependant, Elvis à la radio se sert de ce contexte pour dire une autre origine. Une tentative d’approche de ce mystère que reste pour l’autrice son enfance éminemment malheureuse. Ça serait d’ailleurs le seul reproche, particulièrement infondée, que l’on pourrait adresser à ce livre : cette traversée de l’enfance se révèle d’une très grande noirceur, difficilement soutenable, sans doute exactement conforme à l’horrible façon dont l’autrice l’a ressentie. Le texte est souvent très dur, il justifie ainsi le désir d’explications. Un des noms les plus évidents, toujours un peu insuffisant, qui l’expliquerait serait celui du déclassement. Pensons ici à Patrice Blouin qui invente, dans Popeye de Chypre la nécessité d’une auto-science fiction, d’un voyage dans le temps, pour dire son sentiment d’avoir la mauvaise origine, d’échapper à toute fierté de classe, au refuge d’une appartenance validée. Les parents de la narratrice étaient du côté français, le père a combattu pour le Vietnam du Sud, la mère travaillait (selon l’invérifiable mythologie familiale) dans des ambassades. Les voilà, dans une morne banlieue ouvrier et couturière, désargentés en permanence, soumis à la bêtise d’un racisme qui les prive d’origine, leur en donne des fautives. Ils se font traiter de chinetoques, se font réduire à la soumission dont on doterait les vietnamiens. Travailleurs soumis, en apparence. La narratrice subit les rêves enfuis de grandeur, le père qui joue, la mère qui humilie. Elvis à la radio donne à sentir la matérialité de cette souffrance. Au fond, on peut se demander si une des plus grandes réussites de la littérature n’est pas de doter de concret ce qu’elle décrit. Des brisures de riz, des gâteaux pour chiens, la terrible humiliation de l’enfance a une saveur. Sabine Huynh parvient à en saisir les anamnèses, des retours pas nécessairement voulus. Le récit de soi comme ce qui se répète. Personne ne se remet de la faim. Il faut, sans doute, être monstrueusement riche pour croire que la souffrance n’est pas matérielle. L’identité que l’on se construit passe aussi par les vêtements. Traduction la plus évidente du déclassement : la narratrice porte de pitoyable habits de récup qui se mêlent à des robes splendides confectionnées par sa mère. Elle trimballe partout son air maussade, sa stigmatisation familiale de toujours faire la gueule, elle s’entoure de silence, la honte renforce l’humiliation, le langage fait défaut, on apprend à le retenir à l’écrit.

On ne naît pas étranger, on le devient après avoir été repoussé, étiqueté, redéfini pour finalement être rendu invisible. Et je crois que l’une des raisons profondes pour lesquelles j’écris et traduis pour vivre aujourd’hui trouve sa source dans cette étrangeification et le rejet encouru alors.

Sabine Huynh affirme alors avec force : il ne s’agit pas seulement de dire son passé, mais de trouver une traduction qui permette de rendre vivable le maintenant. Inventer une langue qui soit sienne passe sans doute par la capacité d’écouter celle des autres. On aime l’idée qu’Elvis à la radio soit troué de citations, collées en italiques, elles renforcent le propos en l’élargissant. Traduire, savoir que quelqu’un a déjà ressenti ce que l’on ressent. Partager une sensibilité, une façon, comme le dira l’autrice, de rentrer dans un livre. Trouver des traductions à son silence enfantin. Une des explications pourrait alors être qu’elle ne parle pas la bonne langue. Gamine maltraitée, les livres lui sont refuge, façon surtout d’appréhender le monde possiblement en le disant autrement qu’il n’est ou serait. Un parler livresque, une identité d’emprunt. Sans vraie modèle, sans la compassion censée l’accompagner, la narratrice s’invente au détour des Petites filles modèles, dans le décalage temporel de cette référence à la Comtesse de Ségur. Une langue à soi c’est aussi les soutiens imaginaires qu’elle permet. Valérie et Daniel, personnage d’un livre de lecture lui deviennent des compagnons. Une autre façon d’aborder les détours et les non-dits (une belle référence au Dévotion de Patti Smithpour dire la souffrance définitive d’un frère disparu). Là encore, qui sait, une manière de s’attacher à la matérialité du langage. Apprendre à lire autant dans cette attention aux allitérations de cette méthode de lecture que dans une sélection, du Reader Digest, des trésors de la poésie française. Sans doute est-il grand temps de le préciser, Elvis à la radio rend particulièrement sensible le martèlement de la langue. On oserait alors dire que Sabine Huynh nous propose ici une autobiographie poétique. La sonorité des mots comme accès le plus immédiat à ce que le langage ordinaire, hors de l’écriture, se garde de dire. Elvis à la radio ou l’épreuve de l’écriture. Le livre part d’une prétendue absence de souvenir, sa mise au laminoir de l’écrit en réveille la mémoire, en fait revivre la surprise, les associations d’idées. La traduction comme autre mise en forme. L’écriture devient aussi manière, exigence, de devenir autre chose. Elvis à la radio après une ardente interrogation de ce qu’a été avoir été une fille battue et humiliée se demande ce qu’est la maternité. Une reconstruction sans évidence, pleine de souffrances physiques comme traduction primale de ce qui ne veut se dire. Accepter la mise en danger : sauter en parachute, écrire sur ce qui longtemps est resté tu.


erci aux éditions Maurice Nadeau pour l’envoi de ce livre.

Elvis à la radio (301 pages, 22 euros)

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