Du détachement à l’anéantissement Eckhart

Du détachement mystique comme épreuve du vide, de l’anéantissement en Dieu. Ces huit sermons font entendre la voix de maître Eckhart, la très grande transparence de son argumentation, sa capacité à nous faire approcher l’incommensurable simplicité avec laquelle il parvient à montrer la singularité de sa théologie négative, de sa pratique du détachement, de la grâce de l’anéantissement. Même si, parfois, on en entend la rhétorique, ces sermons classés sous le titre Du détachement à l’anéantissement montrent à quel point une expérience mystique confine à la négation de Soi et de dieu dans une perpétuelle tension vers le dépassement, l’outrepassement, du langage, de sa possibilité de parler même de toute expérience.

Comment peut-on, aujourd’hui, être d’accord avec maître Eckhart ? Que peut-on retenir de ce théologien, renié par ses pairs, condamné pour panthéisme, du XIVe siècle ? Rien. Mais ce rien, cet anéantissement total de la volonté, peut-être même de la béatitude est sans doute le signe le moins incertain vers l’expérience mystique. Il faudrait alors se demander comment, maintenant, être mystique ? Il me semble, peut-être parce que je n’y connais pas grand-chose (je refuse de m’y intéresser par désir de ne pas transmettre la nécessité de connaître la longue domination de la culture catholique), il me semble qu’un mystique s’appuie sur une tradition. Non tant qu’il s’en écarte mais qui l’a pousse à son ultime extrémité. Une radicale hétérodoxie qui fait tout l’intérêt de la lecture des mystiques : les religions instituées les réprouvent, les athées comme moi sont souvent gênés non tant par cette omniprésence de Dieu comme réalité terminale, mais plutôt par la morale qui se cache derrière cette expérience paroxystique. Une négation du corps, du désir, du plaisir, certes au nom de l’ascèse. Elle s’inscrit cependant dans le strict respect dans un système d’interdit cléricaux. On peut aussi penser que, chez Maître Eckhart, cette tentation du néant conduit, comme souvent dans le nihilisme, à une valorisation d’un immuable état de fait. Ici, une curieuse passivité sociale : « car naturellement, prier est une meilleure œuvre que filer. » Vraiment ? Du mal à oublier sur quel privilège et dîme repose cette possibilité de se retirer du monde. Les dangereuses illusions d’une pauvreté volontaire. Prenons pourtant garde à éviter cet écueil de la critique : monter en épingle un détail et considérer qu’il invalide la totalité du propos. Cela étant dit, on adorerait lire une histoire, poétique plus qu’historique, des différentes réceptions des discours mystiques. Un peu ce que fait Frédérick Tristan dans Les tentations. Il n’est pas à mon sens totalement indifférent qu’Eckhart est vécu entre1260 et 1328. Il n’est surtout pas indifférent de le lire au XXIe siècle.

Notre texte se laisse entendre d’une manière simple et commune, et pourtant il est rare que quelqu’un comprenne ce qui s’y cache.

Pour le dire très hâtivement, on lit désormais Eckhart derrière la pensée de Blanchot, sans doute même face à L’expérience intérieure de Bataille. Pour que vous compreniez bien ce que sont, à mon sens, ces deux noms talismans, disons-le ainsi : l’expérience mystique serait une façon de dire Dieu, voire de dire tout ce qu’il n’est pas, de cerner au plus prêt l’inconnaissable, Eckhart dit l’incommensurable, de ce qu’il serait. En discours savant, il paraît que ceci est une théologie négative. Très en conformité avec la tradition du sermon, en langue vulgaire sans doute cela à son importance, Eckhart nous le fait entendre par cette belle allégorie d’une réalité omniprésente et éternelle de dieu qui serait trinitaire. D’une manière assez contemporaine, sans doute très marquée par ce désir proche du surréalisme de résoudre les contradictions, d’inventer une dialectique. Ce qui continue à nous toucher dans la mystique est une façon de vivre dans l’ardeur ses contradictions. À la fois : « Tout ce qu’on peut dire de Dieu, Dieu ne l’est pas. » et « Tout ce qu’on ne peut Dire de Dieu, Dieu l’est aussi. » D’une manière un peu superficielle, extérieure dirait le théologien, on pourrait souligner le goût du paradoxe, du retournement rhétorique que l’on retrouve, à mon sens, beaucoup chez Blanchot. Mais, comme l’affirme Eckhart : « Tout discours se reprend dans le non-discours. »

Ainsi, cet écoulement réciproque dans la divinité est en même temps un parler sans mot ni son, un entendre sans oreille, un voir sans yeux.

Sans vouloir trop paraphraser ce que l’auteur dit avec une grande évidence, avec une forme de prosélytisme assez paradoxale, parlons quand même de ce détachement, de cette disponibilité sans attente, osons cette viduité, qui serait le préalable de la béatitude. Il ne faudrait plus espérer Dieu, s’être détaché de lui pour qu’il advienne, se confonde avec nous. Sans vraiment m’y connaître, il me semble qu’Eckhart s’approche ainsi d’une prédestination quasi calviniste. « toutes les créatures sont de toute éternité dites dans le Verbe divin. » On pourrait alors penser que le détachement conduit, disons, l’immuable éternité du désasatre. Pour recevoir la grâce, le Juste « doit être libre de cette manière qu’il oublie son propre moi et reflue, avec tout ce qu’il est, dans l’abîme sans fond de sa source. » On l’a dit, il me semble que désormais, depuis Bataille, nous entendons Dieu comme la négation de tout langage, l’ultime mot. Pour Eckhart, pourtant le détachement conduit à cette conception un peu folle, extatique sans doute, de Dieu. Ce qui me semble véritablement intéressant est que toutes les traditions mystiques se ressemblent : il faudrait atteindre à la plénitude du vide, par la négation même de dieu, pour en faire une expérience dont, à peine, peut-on témoigner. « Or le détachement est si proche du pur néant qu’il n’y a rien qui serait assez fin pour trouver sa place en lui, hormis Dieu. » On pourrait, dans une conclusion un peu facile, alors le dire ainsi : ce qui passionne encore dans la mystique est la traversée d’une expérience qui dépasse ce qu’elle peut avoir d’aisément communicable, qu’elle force à transmettre ce que l’on ne peut pas véritablement comprendre. Ce que fait toute littérature consciente d’elle-même.


Un grand merci aux éditions Louise Bottu pour l’envoi de ce livre.

Du détachement à l’anéantissement (93 pages, 13 euros)

Un commentaire sur « Du détachement à l’anéantissement Eckhart »

  1. Merci pour cet article absolument passionnant. Il me semble qu’il y a là une mystique proche des orientaux, à la différence que nous y accédons par l’ascèse du langage et les orientaux par celle du corps.

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