La main de Joseph Castorp Joao Ricardo Pedro

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La main de Joseph Castorp, roman d’une étincelante brièveté, par sa construction aussi discrète que savante, tresse un portrait du Portugal depuis la chute de Salazar. João Ricardo Pedro livre le récit de brefs instantanées, souvent peu concluants, où, à travers, le récit de la vie de Duarte Mendes se devine le destin de tout un pays.

Sans qu’il ne soit nullement question d’un récit policier, même si un inspecteur apparaît pour une forme de mélancolique conclusion, La main de Joseph Castorp commence par un crime. Pedro sait toujours se décentrer de son intrigue attendu. À l’image d’un prétexte similaire dont s’emparait Juan Benet dans L’air d’un crime, ce meurtre devient l’excuse d’une autopsie d’un milieu rural. Pour un premier roman, La main de Joseph Castorp fait preuve d’une maîtrise affolante surtout d’être absolument sans ostentation. Le meurtre de Celestino ne servira aucunement à une invention convenue d’explications rétrospectives toujours convenues. Pedro en fait une projection dans le futur du petit-fils d’Augusto Mendes, le médecin ayant accueilli la victime. Au fond, comme le fait Lluis Lach dans Les femmes de la principal, l’intrigue policière, ici assez vite au second plan, devient le medium d’une évocation sensible de l’Histoire.

Par instant la suite de récits, en très brefs chapitres entrecoupés de belles ellipses, vire à une nostalgie encombrante. Non qu’elle passe mal les frontières mais plutôt qu’elle peut sembler une réduction vaguement misérabiliste d’un exotisme plaisant. Une vision un peu attendue du Portugal qui charme néanmoins le lecteur. Une partie de ma réticence vient de l’attachement à l’objet dont ne manque jamais de faire preuve cette nostalgie toujours modeste. Un souci déjà repérer chez Winckler. L’époque s’incarnerait dans un objet, la nostalgie deviendrait insensiblement marchandiser, voire un peu trop commune. Pourtant, João Ricardo Pedro montre alors son talent descriptif d’une concision et d’une simplicité enviable. Le décor est planté dans des phrases simples et évidentes, d’une précision au fond presque fantastique.

La main de Joseph Castorp sait dérouter les attentes de son lecteur qui – il faut le noter – se laisse totalement prendre dans ce récit d’une gravité progressive. En elle-mêmes, l’accumulation de ses anecdotes ne signifient pas grand-chose ; leur récit ne permet pas d’échafauder de belles conclusions. Néanmoins, à la toute fin de ce court roman, des « images dans le tapis » finissent par apparaître. D’abord, celle d’un handicap physique seul à même d’apporter une perception du monde. Celestino, la victime propitiatoire, est borgne. Nous ne saurons jamais les raisons de cet accident ni de ce meurtre. La révélation est aussi manquante que son œil ; elle aurait été tout aussi artificielle. Le plus important pour João Ricardo Pedro est, à la manière dont Javier Marias le mettait en scène Dans le dos noir du temps, Celestino parvient à croire qu’il voit mieux avec cet artifice qui lui permet, croit-il, d’échapper à toutes poursuites. La nostalgie, la reconstruction d’un imaginaire nationale, sont vite dépassées.

Nos souvenirs suffisent largement assez à nous triturer la tête pour que nous ayons à souffrir des souvenirs des autres.

Le grand-père reçoit des lettres de son ami Policarpo. L’horreur du monde, son absence de révélation (le destin de Celestino sera contenu, bien sûr, dans une lettre, dont la fin est occultée comme pour tous les récits de ce roman plaisant) ainsi que les souvenirs obsédant de l’Angola colonial donne une tonalité assez sombre à ce récit. Avec une redoutable intelligence, João Ricardo Pedro refuse le prédicat d’une impossibilité du romanesque, l’exposition narcissique de ses failles. In fine, après la disparition sèchement rendue de la mère, la solution de l’image, referme La main de Joseph Castorp sur une cohérence tragique. Duarte devient pianiste surtout dans son refus soudain de se confondre avec ses modèles. La scène où il découvre ses talents musicaux en jouant sur un clavier privé de pile puis se mutile les mains quand enfin le son advient est d’une beauté inquiétante surtout en écho avec l’énigmatique titre. Comme d’ailleurs cette reproduction d’un tableau où une infirme compense ses mutilations. N’en dire pas plus pour ne pas gâcher cet art de refermer presque tous les récits sur eux-mêmes. João Ricardo Pedro, sans la moindre insistance, avec le sourire d’une ironie grinçante, fait alors un magnifique portrait de l’artiste : un infirme qui compense ses handicaps surtout dans son écoute de la modeste rumeur du monde. Un auteur à vraiment découvrir.

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