Telegraph Avenue Michael Chabon

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Telegraph Avenue est une ode extrêmement renseignée, souvent au point de se perdre en apparence dans le détail matériel, à la ville d’Oakland. Dans cette fine apologie, sans nostalgie ni misérabilisme, de toutes la contre-culture et de ses utopies maladroites, très masculines, Michael Chabon nous offre un roman complexe et d’une belle écriture.

Commençons, comme trop souvent, par une pointe te d’agacement presque rhétorique. La nostalgie dont s’habille, pour y parader autant que pour s’y cacher, Telegraph avenue est obstinément matériel. Sans doute serait-il trop aisé de conclure à un tropisme américain de confier aux objets l’incarnation d’une époque abolie. Le roman déborde d’objets transitionnels. Nat et Archy vendent des vinyles et peut-être surtout une image créolisée de la Californie. Non celle d’ailleurs des hippies mais plutôt celle de la blackxspotation. Un des défauts de la lecture de ce roman sinon constamment drôle et son jeu un peu trop constant de référence, Chabon balance des noms, des codes, sans cesse. Seul l’excès devient alors une forme de validation. Ma réserve, un rien théorique donc, est l’attrait de l’exotisme ainsi produit pour un lecteur français. Au fond, les mêmes citations d’émissions de télé, de marques de voitures ou de films de série B, dans un contexte français aurait tendance à m’irriter. Pour mémoire, quand Martin Winckler ( avec la même louable volonté de faire l’apologie d’une culture populaire) s’y essaye, cela me lasse rapidement. Ma radicale ignorance de celui de la Californie, du monde des super-héros, a pourtant finit par m’entraîner.

Sans doute parce que la nostalgie est traité ici comme un objet avant tout littéraire, je veux dire plein d’appréhension. Au sens à la fois d’un désir d’attraper ce qui par définition nous échappe mais aussi, dans le même mouvement, la crainte au cœur de cette sensation de l’inéluctable. Est-il vraiment la peine de répéter que tout roman, surtout s’il traite de la musique, nous offre un rapport particulier au temps.

Le passé était introuvable, {…}, la recherche du passé une tentative vouée à l’échec de damer le pion à la mortalité.

Dès lors, la très bonne idée de Chabon est de traiter plutôt ironiquement la préservation de « Brokeland », la boutique de disques de Nat et Archy. En effet, ces deux drôles (n’y a-t-il que moi à avoir d’abord éprouver un certain mal à les différencier ?) sont directement menacés par l’ouverture d’un disquaire géant. Leur magasin, institution du quartier, lieux de soixante de discussions d’oiseuses et masculines conversations, n’a pourtant aucune pureté. Leur volonté de le préserver est sans cesse montrer comme douteuse, une façon d’échapper au naufrage, de se maintenir dans l’illusion d’avoir réussi à faire quelque chose de beaux dans leur vies. Chabon, me semble-t-il, insiste peut-être un poil trop sur leur aspect vaguement minable : mari volage ou père démissionnaire, grande gueule impuissant ou fils malheureux de ne pouvoir s’échapper de la figure tutélaire, absente, de son propre père. Nat et Archy sont des paumés magnifiques. Chabon les portraiture sans le moindre cynisme grâce à la précision de sa langue aux comparaisons toujours inventives.

L’autre passage obligé admirablement déjoué par Telegraph avenue est le discours sur le rapport entre les noirs et les blancs si preignant dans toute une partie de la littérature américaine. Nous serons davantage ici du côté de Contrennarations que des Douze tribus d’Hattie. Chabon souligne avec justesse que n’importe quelle religion s’apparente à un « mélange de troubles obsessionnels compulsifs et d’angoisse existentielle, une peur déplacée du changement. »  Ainsi, une explication les plus drôles de ce rapport entre la population noire et la population blanche est celle racontée par Luther Stallings, le père camé d’Archy et ancienne star du cinéma noir américain. Elle serait « entièrement liée au sommeil et à l’absence de sommeil de l’homme blanc, à ses insomnies et à ses rêves. » Une possibilité brillamment explorée par John Keene.

Le choix du roman musical est à ce titre décisif. Hormis ce jeu constant de citation, Telegraph avenue s’amuse également de la synthèse que serait censée pratiquée la musique et dont le magasin de Nat et de Archy serait l’ultime bastion. Néanmoins, avec une belle ironie, Chabon – dans un éloge funèbre – emploi à ce propos la jolie idée de créolisation. Un jeu d’emprunts et d’utopie que la musique, que la contre-culture, se doit de ne pas perdre de vue.

Un autre écueil évité par Chabon est l’aspect très masculin, voire machiste, dans lequel pourrait vite sombrer son roman. Avec un humour constant et une admirable manière d’enchaîner la rieuse fatalité de ses scènes, Telegraph avenue dédouble ce duo masculin et offre ainsi un point de vue nettement plus nuancé. Pour écrire le roman d’une ville – comme le prétendait sans jamais y parvenir tout à fait Roman pétersbourgeois en six canaux et rivières – Chabon se penche aussi sur la vie de Gwen et d’Aviva, les femmes du pathétique duo masculin. Il nous offre alors un point de vue tout aussi renseigné sur le métier de sage-femme et sur les fractures sociales et raciales y régnant. Gwen est un personnage particulièrement « réussi » : on croit à sa colère, à la terrible lassitude dont elle procède. Enfin, pour éviter l’aspect nostalgique dont reste chargé ce roman, Chabon s’intéresse à l’ultime duo, plein d’une trouble et adolescente attirance homosexuelle, formé par le fils abandonné d’Archy et celui surdoué de Nat.

Malgré un univers radicalement différent,  Telegraph avenue offre un humour constant, une lecture à la fois récréative et instructive, dont déjà faisait preuve Le club des policiers yiddish.

 

Un commentaire sur « Telegraph Avenue Michael Chabon »

  1. Aha, tu as bien fait de nuancer “l’aspect masculin” car ça m’a fait froncer les sourcils. (j’ai lu un livre très sexiste il n’y a pas longtemps, il ne faut pas m’en vouloir)
    Ce livre a l’air intéressant, et je dois avouer que si tu n’avais pas fait une chronique dessus, je ne lui aurais probablement pas accordé un regard. Merci donc !

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