Journaux intimes Benjamin Constant

constant

L’invention de l’introspection. Ce monument de l’écriture de soi offre une des premières plongées dans la psyché d’un homme. Selon ce qui deviendra un des stéréotypes du journal intime, Benjamin Constant s’y montre constamment déchiré, perturbé dans l’oscillation amoureuse, attaché à une mise en récit de soi loin de nous montrer les meilleurs aspects de sa personnalité. Et pourtant, une lecture captivante dans ses répétitions mêmes.

Offrons tout d’abord toutes mes excuses aux spécialistes de l’œuvre de Benjamin Constant. Je suis loin de faire partie des admirateurs transis de l’œuvre de cet auteur. Elle me reste d’ailleurs largement méconnu. De vagues souvenirs, universitaires, d’Adolphe, son nom, comme celui d’Amiel, aux fondements du journal intime. Cette note de lecture sera alors sans doute décousue, peu scolaire.

Une approche somme toute caractéristique de ce carnet de lecture. À ses débuts, je l’envisageai comme une forme décalée, contemporaine, d’écrits intimes aux miroirs d’autrui. Cette trace primitive n’est pas toujours patente dans mes notes de lectures. Passons. Sachez seulement, ma passion passée pour les journaux intimes. J’y vois une façon d’aborder l’œuvre d’un auteur avant de commencer à lire sa véritable œuvre. L’attrait indéniable du work in progress. Le souvenir des lectures enthousiastes des journaux de Leiris, Juliet, Tolstoï ou plus récemment les carnets de Bergougnoux où l’intime le plus trivial et répétitif finit par fasciner.

Un des grands plaisir de la lecture diariste me semble toutes les existences croisées, tous ses fantômes si décisifs dans la vie d’un homme dont il ne reste que des notes de bas de pages. Des personnages possibles pour les fictions de Sebald ou de Marias. La question me paraît toujours se poser à la lecture d’un journal : que de patience pour débrouiller les allusions, pour retracer une existence que sa mise en récit me semble rendre plus obscur qu’un silence prudent sur sa propre biographie.  À ce titre l’appareil critique de cette édition commémorative est excellent. Personne n’est passé sous silence, l’index des noms cités est fort utile, la chronologie indispensable même si j’avoue que je l’aurais aimé plus synthétique sur les événements politiques dont j’ai une connaissance fort superficielle. Une sorte de fascination pour ces « techniques modernes » qui permettent de déchiffrer un titre raturé. Impossible d’ailleurs de ne pas se demander : à quoi bon ?

Sans doute donc à la nouveauté des journaux de Constant. Leurs trois parties, une pour aller vite, pour chaque amour malheureux, rend assez bien la sensibilité d’une époque Surtout ici ses épanchements. Constant m’est un fantôme familier comme l’est celui de Madame de Staël et son De l’allemagne. De très lointains souvenirs de Corrine ou de ses romans que je crois aujourd’hui peu lu. Le premier journal de Constant, daté dans une survivance du calendrier révolutionnaire, portera sur les amours contrariées entre Staël et Constant. Longue hésitation à s’établir, à tenter de rendre officielle leur liaison ou à défaut à se marier. Comme Rousseau, au fondement de l’autobiographie, dans ma conception confuse, Constant était un proto-romantique. Certes, son Journal laisse entrevoir un certain goût du malheur, du drame, du sentiment fort non rattrapé par les contingences quotidiennes. Assez surpris alors par l’insistance sur la physique, codifiée dans les deux premiers journaux, et l’importance que lui accorde Constant. L’amour romantique éthérée a chez lui ses exigences.

Il serait trop facile de laisser entendre qu’une partie de son malheur repose sur ses exigences en son domaine. Un des écueils de la lecture du journal est de s’ériger en censeur. Croire savoir ce qu’est une existence digne d’être vécue, une vie qui nous serait sympathique. Celle de Constant l’est guère. Une certaine lassitude envahie le lecteur. Tout diariste semble condamné à paraître velléitaire. Un journal est souvent moins une rétrospection que des plans sur la comète dont le vécu révélera l’inanité. Le journal de Tolstoï regorge de cette planification éthique à laquelle Constant ne parvient jamais à se soumettre. L’occasion de parler de la nécessité de relire la caricature livrée par Gide dans Paludes de cette exigence de se réformer aux fondements de tout écrit intime. Le journal sert normalement de laboratoire à l’œuvre en cours. Dans celui-ci, nous connaîtrons tout les incessants changements de plan de l’œuvre qu’il croit majeur de Constant. N’hésitez pas à me détrompez mais, hormis le milieu universitaire, il me semble que son ouvrage sur le polythéisme soit très peu lu. Et pourtant, oscillation dans le travail, travail sur la réception, parasitage d’un vécu, l’écrivain dans son atelier reste un document primordial.

Ma vie au fond n’est nulle part, qu’en moi-même.

La première partie du journal est d’ailleurs passionnante pour son examen critique du romantisme allemand. Sans doute un des mouvements littéraires les plus passionnants. Là encore, très vagues souvenirs universitaires. Plaisir à pourtant à retrouver le nom de Schlegel, ses folles conceptions de la Nature et de la divinité.

Les poésies fugitives des allemands d’un tout autre genre et d’une toute autre profondeur que les nôtres.

Intéressant de voir que la réception critique de ses théoriciens, Constant déjeune avec Goethe et Schelling, doit toujours se comprendre à l’aune d’une rivalité amoureuse. Si Constant, non sans raison, y voit « un composé d’idées prises pour des réalités, et d’arrangements d’idées pris pour des choses. » c’est aussi car il craint la place occupée par Schlegel dans l’esprit de sa maîtresse. Platitude de le rappeler : le journal laisse deviner des personnalités en creux. Madame de Staël reste un des plus grands esprits de cette époque. Un caractère complexe, d’une grande liberté, dominatrice peut-être mais seulement dans la mesure où Constant goûte à ses hésitations. Leur relation reste, en dehors des traces matérielles dont cet ouvrage regorge, assez difficile à imaginer.

Notons sur ce premier journal qu’il crée certaines des idées dont tous les autres journaux intimes auront du mal à se départir. À mon sens, tout diariste s’acharne à se croire infiniment plus complexe, toujours doté d’une individualité que lui seul serait à même de déchiffrer. Tenir un journal reviendrait alors à se cliver. Avec une grande délicatesse, sa prose est toujours lapidaire, Constant se réclame d’une sensibilité particulière. Le vrai clivage du diariste est, à force de se contempler, de ne plus savoir envisager sa propre réalité. Constant écrira « mais je ne suis pas tout à fait un être réel. » Ses deux premiers journaux, assez développé, le sépare des perceptions communes, de leur oubli bienveillant. Constant s’invente des commémorations, des anniversaires. Autant de douloureux bilans d’étape. Un grand attachement à lui mais surtout à l’attention qu’il porte à autrui. Il témoigne pourtant d’une grande confiance en lui-même. Peu de lassitude face à l’exercice pourtant plaintif selon une autre formule devenue attendue dans un journal

Je dois ici consigner ici que je traite mon journal comme ma vie. J’y enregistre mes peines, beaucoup plus que mes plaisirs.

Une des idées les plus fascinantes du deuxième journal de Constant est d’être parvenu à codifier l’ensemble de ses états d’âmes. Un numéro pour chacune de ses indécisions. Elles reviennent. Peux-t-on vraiment croire nous-mêmes avoir un comportement plus riche et variée ? Certes, Constant aime l’incertitude, les peines d’amours dans la manière dont il s’amourache de Charlotte Dutertre pour rompre enfin avec Madame de Staël. Au passage, portrait d’une intelligentzia en exil. Bien sûr, facile de prévoir l’issu peu heureuse de ce mariage. Constant aura vite en horreur son confort, il insiste d’ailleurs sur les jouissances physiques qu’il n’y trouve pas. Il part mener carrière en France. Son journal est alors codé en grec et retrouve un peu de sa matière quand il développe un nouvel amour malheureux. La grande question du journal reste alors : comment ne pas s’imiter soi-même ? Si la question vous intéresse, je vous invite à consulter ma note sur le très malin Mal de Montano.


Je tiens à remercier Livraddict et Folio pour cette lecture passionnante mais difficile.

 

2 commentaires sur « Journaux intimes Benjamin Constant »

  1. Je te confirme que je n’ai jamais lu cet auteur et que je suis trèèès loin du milieu universitaire…

    Très belle chronique. Ça donne de l’intérêt à un livre qui n’en aurait peut-être pas eu au premier abord pour moi. (à tort)

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