La fille qui brûle Claire Messud

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La précision de Claire Messud frappe à nouveau. Par une histoire d’une apparente simplicité, une amitié adolescente et fusionnelle qui se délite, La fille qui brûle interroge les substitutions du récit. Avec un très efficace dénouement, Messud nous livre une histoire aux confins d’un fantastique tentaculaire, d’une réflexion sur la formation de la condition de la femme et surtout sur les ambiguïtés des histoires dont nous sommes faits. Un roman plein de climats à découvrir.

Claire Messud creuse son sillon. Pour ce que j’en connais, son œuvre propose des variations de thèmes sans doute pour mieux poursuivre une obsession commune à chaque romancier : que peut vouloir dire de raconter des histoires ? l’amitié est-elle autre chose qu’une substitution jalouse, l’appropriation hypothétique d’un discours ? Mais, pour emprunter à la façon de penser de Messud peut-être est-ce là seulement une déviation de la pensée qui tente d’établir une continuité, de vivre dans une version rassurante. Voilà qui serait, en assez énigmatique pour ne rien dévoiler de l’intrigue, un assez primitif résumé de La fille qui brûle. Pas certain cependant d’invalider ainsi définitivement toute référence à La femme d’en haut, le précédent roman de Claire Messud.

Autant souligner les ruptures. La fille qui brûle se lance un pari : raconter l’histoire de deux adolescentes contemporaines. Sur le papier une telle gageure peut faire peur. Messud tient sa gageure d’abord en évitant toute nostalgie. Pour une fois nous éviterons les souvenirs magnifiés de l’enfance de l’écrivain, la réhabilitation d’une époque douteuse et soumise à des modes. On peut pourtant regretter que le choix du contemporain n’échappe pas aux marqueurs d’époques. Allez savoir pourquoi, je les ai toujours trouvés convenu. Une volonté de rendre la musique d’une époque qui revient, à mon sens, à une soumission marchande de la nostalgie. Les grands succès font date ; ils n’ont jamais eu de véritable résonance intime pour moi. Victoire objective du produit que Messud sait marquer sans insistance. Tout paraît un rien trop référencé. Jusqu’aux allusions obligatoires aux réseaux sociaux. Messud, maligne, sait néanmoins en faire le lieu par excellence de l’évanouissement au cœur de son roman.

Les récits de Messud pointent souvent l’irréalité de la pression du détail. L’envahissement des objets comme prééminence de l’irréalité diffuse de nos vies. De cette histoire de filles (alors qu’on dénonce peu le travers d’une histoire d’homme) se dégage insidieusement une vraie tension. Un glissement toujours latent vers le fantastique. Julia et Cassie, lors d’un été handicapé, s’aventure dans un hôpital psychiatrique, donne un nom à un oiseau pour préfigurer l’augure douteuse qu’il incarnera. L’écriture se teinte d’une blancheur concertée. Elle mime une façade pleine de faille, un de ces dioramas d’une normalité inquiétante déjà mise en scène dans La femme d’en haut. Cassie et Julia vivent des « épisodes à la fois décisifs et dérisoires», se confrontent à « une des choses que nous étions trop jeunes pour savoir mais que nous savions quand même. »

L’hôpital psychiatrique comme décor du déjà vécu. Un lieu presque attendu pour des aventures de jeunes filles. Que l’on pense à Intérieur nuit de Marisha Pesl ou à son exploration dans un langage sonore dans Chaos de Mathieu Brosseau ou dans une langue folle dans Jérusalem d’Alan Moore, l’asile et l’aliénation est un spectacle entendu de la littérature. Nous assistons ici au premier basculement insidieux vers le fantastique. Plus qu’un « théâtre pour nos plus belles aventures imaginaires », l’asile devient la contamination gémellaire d’une conscience de l’autre toujours usurpée. Je ne pense pas en dire trop en soulignant l’évident manque de fiabilité de la narratrice. Avec un vrai talent, l’interrogation porté sur son récit par Claire Messud consiste à ne jamais nous fournir exactement ce que l’on en attend. Les deux jeunes filles entendent, ou l’imaginent, entendre les voix. La narratrice surtout reconstitue des bribes de projections. Doucettement, le récit de Julia devient une reconstruction fantasmée. Pour dire la séparation sans doute convient-il d’exagérer la fusion.

c’était comme être en même temps dans la tête de Cassie et dans la mienne, comme si nous avions un seul esprit et pouvions en explorer les limites ensemble, inventant des histoires et nous transformant à notre guise.

Au fond, le récit d’une séparation amicale peut paraître indifférente. Mais Claire Messud sait en rendre consistance et contingence. Ses deux héroïnes jamais ne sont prises de haut. Une histoire banale, aux confins d’un tragique fantastiquement évité, à laquelle la romancière apporte toute sa compassion. Mais toujours en apportant une doublure dans le propos. Le récit, précis et incarné, ne perd rien de son charme si on le lit dans la plasticité de son premier degré. Un changement de classe, la prédétermination de la réussite scolaire et sociale, l’apparition d’un nouveau beau-père pour Cassie sépare les deux amies. Cet argument suffit à faire un récit captivant. Mais, peut-être pour m’offrir la possibilité d’en parler, La fille qui brûle suggère toujours qu’il serait possible de deviner autre chose à travers ce récit trop arrangeant.

Proposons un exemple pour clarifier mon propos. La femme d’en haut proposait déjà une réflexion sur la condition féminine, plus précisément sur celles célibataires dont la jeunesse s’enfuit sous l’oppression sociale et autres mensonges de l’horloge biologique. Dénonciation certes nécessaire mais qui ne suffit pas à faire un roman. Nous retrouvons la même réflexion encerclée dans la doublure du récit dans La fille qui brûle. Si Julia se dit que « grandir en étant une fille c’était apprendre à avoir peur », si Messud souligne à quel point la féminité entretient la panique et ses mythes (en premier lieu celui de la disparition soudaine déjà très finement abordée par Jakuta Alikavazovic dans L’avancée de la nuitLa fille qui brûle sait dédoubler cette dénonciation par un retour sur la hantise de la  séparation :

vous prenez soudain conscience de la vie intérieure, sauvage et inconnaissable, de chaque personne autour de vous, conscience que chacun vit dans un monde muet aussi riche et étrange que le vôtre, et que vous n’avez aucun espoir de connaître quoi que ce soit à fond, pas même vous.

Toute adolescence se confronte à ce constat indépassable. Le monde de la conscience adulte est montré comme un théâtre de l’étrangeté. Impression de n’avoir plus de lieu à soi. Le roman, pour décrire cet état de fait prend alors le virage de la supposition. Aucune connaissance sur laquelle se reposer. Entrée dans l’horreur de l’âge adulte. Être empli de savoir et d’incertitude et n’avoir aucune façon de revenir en arrière. Se confier à la folle invention d’un père( crédible parce que saugrenue) « parce qu’il lui semblait n’avoir aucune autre solution, aucune histoire pouvant à la fois faire sens et lui laisser un peu d’espoir. » Et sans doute est-ce là le seul vraiment, dans ses artifices de fiction, partagé par les deux amies.  Soudain la fille rassure la mère dont la séparation apparaît irrémédiable. Messud sait l’utiliser dans la vanité d’un langage partagé. Julia dit à sa mère qu’il n’y a rien à craindre. Pour la première fois elle fait ça pour elle, la première fois qu’elle comprend que cette phrase n’est pas forcément vraie. Alors, elle s’invente des excuses au fait d’avoir détourné les yeux. La fille qui brûle se révèle in fine un roman fantastique : les explications les plus folles ne sont pas forcément les plus fausses. Ainsi, le nom de l’amie dont Julia se sépare, Cassandra Burns, donne en partie – comme l’annonce d’une prémonition que je vous laisse découvrir – une explication du titre mais alimente aussi le soupçon d’une fausse identité. Après tout, chaque roman se termine, à l’exemple lumineux de La confession de John Herdman, sur la possibilité que le narrateur ait tout inventé.


Un grand merci aux Éditions Gallimard pour l’envoi de ce roman à découvrir à tout prix.

La fille qui brûle (trad France Camus-Pichon, 254 pages, 20 euros)

 

 

3 commentaires sur « La fille qui brûle Claire Messud »

    1. Pour le moment, j’ai eu assez de chance avec les services de presse. Peut-être parce que j’essaie de sélectionner ceux que je sollicite et, en général, obtient.
      Je ne choisis pas mes lectures en fonction du sexe de leur auteur. Pourtant tenter de ne pas reproduire la sur-représentation masculine dans la littérature n’est jamais une mauvaise idée.
      Merci de ton passage en tout cas.

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