Après l’éternité Maxime Ossipov

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Récits de nos destins, de nos mensonges, de leurs mémoires, à l’ombre d’une guerre innommée, face à une reconstruction étatique chaotique, Après l’éternité ou une vision fragmentée et agencée de la Russie aujourd’hui. Avec un style délicatement ironique, sensible et habité de réminiscences littéraires, Maxime Ossipov assemble ses récits comme autant de visages de notre inquiétude commune.

Avouons d’abord ne strictement rien connaître de Maxime Ossipov. Après la lecture de ce livre si « intimement » cohérent que je me refuse à l’appeler un recueil de nouvelles, je ne doute pas avoir à creuser son œuvre. D’après mon appréhension très parcellaire, fautive mais animée de la certitude que toute parole critique l’est nécessairement, ce qui arrête d’abord est l’étrangeté persistante de sa prose. Gageons, à ce propos de l’excellence de la traduction.

Ce n’est pas pour rien que m’a été révélé un petit morceau du monde. Pas pour longtemps, pas bien grand, mais réel, oui, réel.

Le style, s’il fallait s’hasarder à le qualifier, se révèle d’une simplicité salement piégeuse. Il faut s’y arrêter. Plutôt, à mon sens, très bon signe quand l’opacité du réel décrit demeure un instant en suspens.  Une lecture assez exigeante, comme on dit, surtout parce qu’elle ne raconte rien de compliqué et jamais ne le fait d’une façon chantournée. Un moment d’inattention dans la lecture et vous voilà dans un difficilement compréhensible autre part. Souvent les récits d’Après l’éternité exige un petit retour en arrière tant leur narration est changeante : les souvenirs de tout un chacun s’entremêle, les drames ne se dotent d’aucune transparence factice, leur résolution n’écrit aucun destin. Une menace sourde que j’associe, un peu facilement peut-être, à celle qui point dans tous les livres de Krasznahorkai. On pense aussi pour l’ironie du sort que révèle ce désir d’histoire à Voyage d’hiver de Cabré

Peut-on, quand on est lucide, affirmer que la vie n’a pas de fabula ?

Dans ce pays de saints et de cons, comme le dit un des personnages dont Ossipov sait s’approprier sans hauteur le point de vue, « il est difficile de raconter sa vie quand elle a été paisible, quand elle a simplement suivi son cours. » Une des multiples raisons possibles de lire Après l’éternité tient précisément à sa capacité à donner à entendre des vies dites ordinaires, simples en apparences mais le plus souvent broyées par un système dont, sans insistance ni vaine indignation, Ossipov montre la menace fantomatique, absurde le plus souvent. Le souvenir d’une domination hégémonique, la crainte – pas toujours au passé – de sanctions totalitaires. Avouons ici que le contexte russe contemporain, vu d’ici, n’est pas aisé à saisir.

Chez les Russes et dans leur langue {…}, elle apprécie particulièrement la capacité d’échafauder des constructions à partir du vide.

On peut alors pour se rassurer, pour mieux se laisser duper par les masques de la narration (un médecin qui prétend avoir trouvé un carnet, un voyage sur les terres natales qui revoit tout malgré une fausseté de lieu, un scénariste qui agence et invente l’évidence visuelle de détails saugrenus…), s’attacher à l’aspect de ce que l’on attend d’un roman russe : des personnages qui écrivent des romans de 1200 pages intitulés Ni en songe ni en conscience, d’autre qui sont contraint de se nourrir des accessoires de théâtres. Après l’éternité nous livre quand même son indispensable dose d’inquiétude spirituelle, contemplation des abîmes métaphysiques et construction de destin crus hors du commun. Le roman russe dans son meilleur donc. Mais l’essentiel n’est sans doute pas là. Mais où alors ?

Quel était le sens des événements d’aujourd’hui ? Il faut rentrer en soi-même, attendre et la réponse viendra, comme toujours, pleine et entière. Ou ne viendra pas, le silence à l’intérieur d’elle peut durer des années.

Sans doute dans l’obsédante question de savoir comment raconter une histoire après l’éternité, comment dérouler le présent face à une incertitude de l’Histoire. Peut-être plus accentué en Russie (une leçon à apprendre pour ici) où l’avenir ne saurait paraître une reproduction similaire de l’hier, où la guerre impose à nouveau sa présence, il ne serait plus possible de raconter une histoire comme on l’a « toujours » fait. La fragmentation des récits, le fait de recevoir parfois un écho (l’expression théâtrale si appropriée « les circonstances proposées » qui revient dans le premier et le dernier récit) impose pourtant la cohérence de ce questionnement de la vérité du récit. Le premier récit, L’éternité raconte la vie (plus réelle quand elle est théâtrale) d’un directeur littéraire dans une bourgade de Russie opportunément nommée Éternité comme pour se voir ensuite totalement rayée de la carte, effacée de toutes les mémoires. Une des images possibles du traitement du passé soviétique. Une sorte d’amnésie collective entretenue, celle contre laquelle lutte Zakhar Prilepine dans L’archipel de Solovki.

L’éternité n’existe plus, comment est-ce possible ? Eh bien, voilà. Comme ça.

Le symbole aurait peut-être pu être pesant. Le deuxième récit nous en suggère heureusement un autre éclairage. « L’ami polonais » est un récit qui part du présent et interroge alors sur la possibilité de se projeter dans un avenir très incertain. Quel rôle demain jouera la musique dite classique ? Si elle perdure, comme toute notre culture, il convient de ne pas croire en son éternité. Tel serait un des objets de ce livre aux interprétations plurielles. Une façon alors de mettre en perspective le parasitage poétique de tous les dialogues. André Markowitcz dans Partages soulignait le goût très russe de la poésie, une capacité à réciter des vers de Pouchkine et de Block comme autant de référence très présente dans toute littérature. Après l’éternité, Maxime Ossipov s’en sert avec une certaine ironie. Peut-on vraiment encore magnifier l’érudition, ne pas prendre en compte les apories de la Culture qui demeurent, peut-être une coquille vide ? La culture comme cénotaphe, à trop l’enterrer toujours ailleurs, elle renaît. Mais dans Après l’éternité la moquerie exprime une forme d’empathie à l’instar de celle distanciée du récit « Un homme de la Renaissance ». Continuons à affronter le vide puisque, peut-être, lui seul perdure.


Un grand merci aux éditions Verdier pour cet envoi

Après l’éternité (trad Anne-Marie Tatsis-Botton et Éléna Rolland, 251 pages, 20 euros)

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