Hors de soi Sasha Marianna Salzmann

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Captivant roman de projection où l’histoire individuelle jamais assurée sert de miroir à celle familiale à la vérité toujours faussée. Hors de soi se révèle un grand roman par son incapacité assumée à dire je, à assumer identité, orientation et langue unique. D’Odessa à Istambul, de Mouscou à l’Allemagne, sur plusieurs générations Sasha Marianna Salzmann nous entraîne dans le temps particulier d’une mémoire en quête d’elle-même.

Un premier roman en quête de soi et où les dédoublements peuvent sembler, par un biais interprétatif, une reconnaissance autobiographique peut sembler un passage obligé, de ceux qu’emprunte (mais dans une langue trompeuse) Gregory Le Floch dans Dans la forêt du hameau de Hardt. Sasha Marianna Salzmann sait parfaitement outrepasser cette reconnaissance autobiographique en transmuant les doublures dans une drôle de gémellité toujours indécidable. Elle devient même la matière première du récit. Hors de soi propose de fait de très belles réflexions sur la langue russe. On aimerait lire ce que pense André Marcowicz de l’exaspération des sentiments dans la langue russe toujours porté à l’excès

je me méfiais de la langue de ses récits hauts en couleurs, comme je me méfie par principe de ma langue maternelle, car elle est tellement mieux que son univers d’origine, plus fleurie et éloquente que le réel ne saurait l’être.

Un roman qui n’interroge pas la langue dans laquelle il se déploie me paraît manquer un élément essentiel. La langue que nous parlons serait-elle à jamais celle de l’exil ? Sasha Marianna Salzmann s’empare de cette réflexion pour donner de la consistance à l’exil plus ou moins volontaire qui lie cette grande saga familiale qu’est aussi Hors de soi surtout dans son aptitude à en déjouer l’évidence et à se placer dans des temporalités aux coïncidences suspendues. Aucun des personnages ne se verra doter d’une identité fixe même si aucun n’atteint aux inquiètes transmigrations de la narratrice. La langue française hélas ne dispose pas d’un neutre pour ne pas enfermer l’identité volatile de cette instance narrative qui tente d’accommoder les histoires qu’on lui  a raconté et la version que ses protagonistes en ont eux-mêmes vécus. Comme tous les grands romans, Hors de soi ne cesse de s’interroger sur sa possibilité même mais parvient ainsi à susciter des saveurs, à évoquer leurs remémorations sexuelles (un poulet qui ne passe pas, une odeur d’œufs pour un accordéoniste abuseur, le pain, azyme comme autant de saveur à la perte…). SashaMariannaSalzmann vient du théâtre, elle entame son roman par une présentation des personnages comme dans toutes pièces. Loin d’être inutile car il faut bien avouer que l’on peut, parfois, être un peu perdu dans ses sauts d’une génération à l’autre. Qu’importe puisque que quiconque n’oserait prétendre, je crois, avoir été égaré à sa première lecture de Dostoïevski. Un nom un peu trop grand, lâché peut-être un peu trop par habitude. En Russie, le premier roman français venu est-il systématiquement comparé à Balzac ou Proust ? Y’a pire en même temps. Reprenons, la présentation des personnages présente d’emblée les personnages selon tous les rôles qu’ils ont tenus : mère et fille, toujours en tout cas des doublures d’elle-mêmes  (« J’invente de nouvelles personnes, les anciennes, je les recompose. ») où Ali, le narrateur que l’on voudrait davantage épicène donc, se reflète elle-même en ses grandes incertitudes. Peut-être surtout dans son rapport à la langue (on aime qu’une partie des mots soient laissés en cyrillique) ou comme elle le dit à propos de sa mère et dans un saisissant résumé des ambitions de ce roman

Elle parlait plusieurs langues, les mélangeait en fonction  de la couleur et du goût des souvenirs pour en faire des phrases qui en disaient autre chose que leur simple contenu.

Ali a l’habitude de penser à elle-même à la troisième personne, dans sa difficulté à réclamer un avis propre, de « développer une voix qui serait seulement la {sienne} et parlerait seulement pour {elle}. » Il faut alors préciser la charge visuelle ainsi reçue par les souvenirs évoqués. Pour toute la partie en URSS de ce roman russe d’expression allemande, les décors ne sont jamais recrée, seulement confié à des impressions. Solitude et alcool, grandeur et déchéance de l’Homme Socialiste. Odessa, en ombre, comme si vous étiez de part votre certitude de n’y avoir jamais été. Comme la narratrice on sait juste que tout ça on nous l’a raconté, mais autrement.

Je refuse cette vie où on a de tout, mais personne n’a envie de rien. Je n’en veux pas moi, de ces conneries que vous prenez pour l’accomplissement de votre vie. Parce que sinon vous ne croyez en rien.

On parlait à l’instant un peu facilement de l’empreinte de Dostoïevski. Je crois pouvoir la lire vu et corrigé sous le prisme d’Orhan Pamuk, l’un de ses plus dignes continuateurs. Le même tourbillonnement narratif où se devine la profonde et polyphonique empathie pour ses personnages que l’auteur se refuse à juger. Ainsi en est-il pour la déclaration précédente d’Ali, une sorte de rébellion pour cet enfant de la perestroïka dont Sasha Marianna Salzmann ne méconnaît ni la naïveté ni la force intacte. Si nous pensons à Pamuk c’est aussi que la partie la plus incarnée, pour ne pas dire la plus charnelle, se passe à Istambul. Hors de soi me semble parvenir à en capter les saveurs, les habitants et leur enivrement dans une sorte de dénuement que j’hésite à qualifier d’existentielle. Disons une sorte de pauvreté tourné vers soi et sa constitution. Sasha Marianna Salzmann la transforme en une juvénile insouciance. Impossible ou presque de ne pas se reconnaître dans ce genre de déclaration

Chaque fois que je m’aperçois que les gens se font une idée du monde et tablent dessus sans en douter, je me sens seule. À leur merci.

Par sa très belle inscription historique soutenue par un rapport inquiet au temps, Hors de soi effleure à un visage du contemporain. Sasha Marianna Salzmann saisit Istambul en pleine insurrection dont les personnages ne verront pas grand-chose. Ali prétend y être à la recherche de son jumeaux Anton : la gémellité y devient un processus de mimétisme gender fluid. Une jolie ambiguïté dans ce jeu de miroir qui sera maintenu jusqu’au bout sans pour autant imposer de détermination psychologique. Ali veut changer de sexe, retrouver peut-être une certaine reconnaissance, se fondre qui sait dans une gémellité trouble et incestueuse (une magnifique scène onirique et inquiétante de fusion). Jamais on nous imposera des mobiles,  juste un dernier miroir changeant à cette très jolie histoire dont il ne faut surtout pas méconnaître le très fort humour juif.



Un grand merci aux éditions Grasset pour l’envoi de ce roman

Hors de soi (trad : Claire de Olivera, 22 euros 90, 393 pages)

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