Des voix Manuel Candré

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Quelles voix nous possèdent quand on prétend capturer le réel ? Folie et fantôme, terre et eau, kaballe et chevauchement du langage, Des voix laisse entendre l’ensemble. Dans une prose limpide, pétrie toujours de ce doute par lequel ce fantastique roman rattrape la magie, Manuel Candré signe un roman envoûtant, indispensable. Récit halluciné et très fine réflexion sur la tessiture du monde et son langage troué, laissez vous happer par ce rêve aux motifs et aux échos profonds et pérennes.

Je le disais ici, le monde paraît se préserver un instant encore de son désastre tant qu’il s’acharne à publier d’aussi belles inventions, de textes si grands que j’en viendrais (hors la grandiloquence) à les qualifier de chef-d’œuvre tant il heurte en moi une sorte d’intimité. Quelque chose d’aussi indispensable qu’impensable dans ce roman, ce récit disons plutôt dans sa doublure qui, in fine, opère un reversement, une sorte de rattrapage d’une réalité sans doute tout aussi fausse d’être crue plus assurée. Des voix est en effet suivi de Genèse du Rabbi, une vision plus historique et factuelle, peut-être, des faits racontés (ou plutôt prononcés à voix haute comme si la voix du narrateur devait, à son tour hanté le lecteur) dans Des Voix.

Je sais que lorsque s’annonce avec autant d’acuité le bruit du silence, les premières vagues de mélancolie ont déjà touché mes rivages et il est trop tard, oui, bien trop tard

Immense roman que ce Des voix. Soulignons d’emblée la parfaite réussite graphique de la couverture : une constellation de lettres, des vagues pastels pour ce récit si liquide (la pluie, les fleuves et leur voix sont autant de miroirs (di)vagants ) et au milieu un trou, l’ombre du golem dans un alphabet plus secret, celui hébreux que je ne déchiffre pas.

Une telle couverture me donne envie de me plonger dans ce roman. Peut-être parce qu’elle révèle des obsessions passagères, parfaitement inabouties en moi. Une sorte de passion juive pour qui, comme moi, ne l’est pas. Pour en donner compréhension, je partage l’obsession de la narratrice D’un cadenas sur le cœur,  une sorte de sympathie coupable pour les récits juifs, une attraction pour son herméneutique ésotérique, sa croyance que le langage serait un chiffre avec une signification sinon magique du moins supérieure, dont sans fin on pourrait discuter. Cette croyance que les textes fondateurs cachent une profondeur inaccessible, la révélation d’un homme nouveau, la possibilité peut-être de le susciter et de le ressusciter (tel ce golem bien sûr littéraire dont Manuel Candré ne cesse de nous donner une image) s’appelle la Kaballe. Des voix nous en donne un aspect saisissant, ironique aussi. Quand je dis dix-huit, je dis également juif prononcera le rabbi de cauchemar. Avouons alors, pour s’excuser de nos interprétations fautives, ne pas y connaître grand-chose. Comme le dira à son propre propos « on rit de penser que j’ai pu me croire un seul instant initié, mais de quoi » Il faudrait sans doute être Gerhard Scholem pour décrypter les sens enfouis, secrets et chiffrés, qui affleurent, comme des motifs de rêves tout au long de Des voix. Le seul éclairage que je puisse avoir sur « l’alphabet et son rapport crypté avec les chiffres » me semble dans ce rapport entre tradition et modernité, respect du livre et interprétation hérétique. L’objet poursuivi par Manuel Candré, très loin de ces querelles de spécialistes dont il ne me semble pas indispensable d’avoir connaissance pour apprécier ce magnifique roman, est l’invention d’une langue nouvelle qui dessinerait (« dans le creux de l’image se dérobant » ) un « réseau faillé de chevauchement » tant son récit (dont une morale terrible se devinera dans son agencement magique) est, de son propre aveu « celui du chevauchement et de la langue avalée. »

Elle me susurre certains mots en une série d’incantations lascives qui pourraient faire vomir ou venir.

Le vrai miracle de ce récit tient alors je crois à l’invention de cette langue apte à faire entendre les voix qui noient le personnage principal. Une langue à soi qu’invente Manuel Candré, elle dessine une façon d’exclusion de « l’ambre du temps » pour reprendre cette métaphore si praguoise. Tradition et modernité, Des voix s’écoule dans un temps incertain, celui des contes dont il mime la tragique insouciance. Un air très mittel-europa pour employer une expression faillible plane sur cette prose qui sait se faire parfois désuète avec parfois une trouée sémantique contemporaine (disruption), des néologismes (brondissement ou se revancher), des termes dont on ne sait à quelle tradition il réfère mais me renvoie à l’Anthony Burgess d’Orange mécanique (gobsmacké) de très jolis jeux de mots (Pluvieux que jamais). Anecdotique sans doute tant le flot est parfaitement maîtrisé, infiniment plus captivant que ma pauvre glose. Pour parler un instant encore du style si particulier de Manuel Candré dans son rapport si singulier à la parenthèse qui ouvre un répons, une autre voix pour suggérer une présence schizophrène, une façon de pentacle de protection peut-être. Deux exemples fascinants : d’abord une autre interprétation (« car de tout ceci j’étais guéri (hantise) » et, mieux encore s’il on veut, manière d’effacer les marques de questionnement (« Les révolutions sont-elles conduites par ceux de la misère, vous pensez bien que non. ». La parenthèse devient d’ailleurs de moquer les références obligatoires, la confusion des temps qui nous renvoie comme dans le très beau La maison des souvenirs et de l’oubli tant à la nuit de cristal qu’à la déportation entendue dans le terme de ghetto : « Pourquoi vouloir absolument passer par le ghetto (parce que le seuil entre les mondes). »

Je compris alors, bien que terrifié, qu’il était possible en se frottant au monde d’y déclencher des brins de soi, pour s’y dépeupler peut-être.

Un rapprochement m’a hanté durant toute une partie de ma lecture de cette vocalise de cette solitude qui confine à la folie, par la proximité de lecture, par la disposition aussi serrée en paragraphe sans alinéa, Le chant de la mutilation de Jason Hrivnak reprend presque les mêmes thèmes. Chez Candré la violence n’ouvre néanmoins à aucune fascination. Ce n’est pas les transitions adolescents qui sont au centre de son récit. Davantage la transmigration à travers le langage. La première partie, cauchemar et errance, très belle scène de taverne, offre une magnifique plongée dans des souterrains dostoïevskien. Tourment de l’âme de celui qui se voit déjà comme un mort et qui errera ensuite dans cette banlieue de transit vers l’indistinct qu’il nomme le Transval. Désolé de n’avoir pas déchiffré la probable référence, je vous en propose une autre. On pourrait penser au Mansoul mise en scène dans Jérusalem d’Alan Moore comme une transfiguration du si central Northampton. Des voix transfigure Prague sous le nom de Pragol avant que cette dénomination ne perde ses voyelles. Le langage est troué, imparfait à mimer la perfection divine. Ou d’ailleurs celle du rêve tant il semble possible d’hasarder aussi une lecture athée de ce conte. N’en disons pas plus sur tous les sens ouverts par ce magnifique livre qu’il vous faut découvrir. Soulignons juste la façon dont Manuel Candré dénonce notre appétit de faits, d’aventure, pâle copie de cette possession que serait la réalité cauchemardesque, sensible et même belle si souvent appréhendée dans Des voix.

je me rendis compte de la vanité de faire tenir ensemble des vapeurs inconsistantes et de les faire passer pour l’univers.



Un kaddish pour Quidam pour ce cadeau.

Des voix suivi de Genèse du Rabbi (209 pages – mais quelles pages !, 20 euros)

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