Je suis l’ennemie Karianne Trudeau Beaunoyer

Des images, des hantises : fantômes et figurations au cœur de la figuration et autres fictions d’une parole sur soi. Suite de fragments, rêves, étranges rémanences imagées dans des fulgurants – brutaux comme notre présence trouée d’absence au monde – poèmes en proses, Je suis l’ennemie ou la voie de la dissipation, de cette doublure carnivore, gémellaire, de cette sœur d’ombre qui anime la parole de Karine Trudeau Beaunoyer.

Il faut le dire simplement, après Vie nouvelle de Michaël Trahan, je suis heureux d’accompagner le surgissement de nouvelles voix, distanciées et poétiques, portées par les belles éditions du Quartanier. Tout simplement le plaisir simple de se remettre à lire de la poésie, pire oser en parler, assumer l’intuition, la poursuite de motifs que nous sommes peut-être les seuls à voir. Peut-être parce que je continue à me sentir touché par une prose poétique à la forte empreinte autobiographique, si forte que l’écriture cherche à en trouver une expression différenciée, comprendre, pour s’approcher du recueil, qui affronte répétition et similitude comme épreuve de l’universel. Fort heureusement, le collage des fragments de Je suis l’ennemie donne lieu à une lecture plurielle. La poésie, comme le criait avec force Kae Tempest c’est la traversée de nos moi successifs. Pour Karine Trudeau Beaunoyer, ces moi sont des morts, des présences enfouis, pour ne pas dire des traces de notre pulsion de disparition. « Trembler est mon secours » et comme « notre pensée engendre notre monde » dans ce qui serait un fantomal vision de l’enfance, Je suis l’ennemie est d’abord cette projection de la culpabilité d’être vivante ou, tout aussi bien, ce dialogue, sombre monologue, avec ce que l’on aurait pu être. Entretenons-nous vraiment un autre rapport que cette médiation antagoniste au monde ?

Au centre d’une image de moi, il y a d’autres visages, mais jamais le mien.

Si nous voulions être prétentieux, on pourrait avancer par cette question : la poésie est-elle autre chose qu’une spéculation sur ce qui fait image. Laissons plutôt la parole à Karianne Trudeau Beaunoyer: « Je dois être plus similaire qu’identique. » À l’énoncer ainsi, peut-être que la prose de l’autrice va paraître trop intellectuelle ; elle s’anime d’une angoisse vraie, irrémédiable, concentrique comme autant de traits d’une douloureuse dissipation physique (« Il y en aurait assez peu, pas assez pour garantir que nous avions vécu. » notons qu’il s’agit d’un emprunt à Gabriel Wittkop). Je suis l’ennemie pose alors, on peut le comprendre ainsi, cette question : la force d’une image tient-elle uniquement à la plate vérification de l’avoir vécu. Pour l’autrice, visiblement, elle tient plutôt à ce qu’elle met en jeu, à cette diffraction de la solution de continuité si bien donné à voir dans ses fragments de poèmes en prose. Alors « la fuite est l’image que je me fais de moi », tous ces reliquats qu’on laisse aux barbares, notre « désir tari de plaire ». L’enfance comme traversée successives de la mort, un fantôme où les frontières entre vie et mort ne sont qu’une adulte, incompréhensible, convention. À la soeur morte suit des projections de la mère morte (sans doute tout ce qu’il a fallu tuer pour advenir). « Les images, même les plus vraies, doivent être répétées, et pour être répétées doivent être inventées. » Le charme de Je suis l’ennemie tient alors à cette suite narrative imagée, à ce roman d’une hantise qui, presque, nous ferait penser à Une fêlure d’Emmanuel Régniez. Dans l’absence, par expulsion de son propre corps, la narratrice n’est jamais unique – elle porte voix pour ses fantômes. Beauté et tension.


Un grand merci aux éditions du Quartanier pour l’envoi de ce recueil

Je suis l’ennemie (

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