
Reconstitution rieuse, d’une grande précision jusque dans ses ellipses, d’un destin tragique, de la vivifiante beauté d’idéaux indispensables. En s’effaçant, l’auteur poursuit son homonyme dans un récit d’aventures et d’amitié un précis historique sur l’anarchisme et ses engagements et trahisons collectifs. Pablo Martin Sanchez plonge le lecteur dans l’Espagne du début du siècle, la France des années 1910 et 1920 et fait admirablement revivre cette héroïque tentative d’invasion révolutionnaire de l’Espagne. Une très belle tentative de réinventer l’Histoire par le roman.
Vu d’ici, au prisme des traductions uniquement, il semble que la littérature espagnole soit hantée par son Histoire récente, sans doute surtout par son occultation. Pour plaisanter, on serait presque prêt à dire : enfin un roman qui ne parle pas de la guerre civile. Après cette focalisation, après surtout les belles formes romanesques ainsi mises en œuvre, on pressent que le roman commence à s’intéresser aux prémisses de ce grand traumatisme, à exposer ses précédents sans en faire de limpides et liminaires explications. Assez finement, avec cette discrétion qui souvent manque par exemple à un Javier Cercas, Palbo Martin Sanchez s’interroge sur le rapport entre la réalité, le témoignage et l’objet livre qu’ils peuvent inspirer. On aime particulièrement l’idée d’un arrangeant, disons d’une réalité qu’il ne parvient pas à déterminer, point aveugle, une terminale et mortifère zone d’incertitude dont, probablement, s’élance toute cette parole. Un jour l’auteur, c’est du moins ce que raconte le narrateur, tape son nom sur internet pour découvrir un homonyme intrigant. L’auteur s’invite seulement en prologue, en épilogue et dans un indispensable et renversant addenda. Notons que cet effacement n’occulte pas une implication personnelle dont Pablo Martin Sanchez s’amuse. Rechercher son nom sur internet proviendrait d’une volonté de singularisation distanciée. Le narrateur (gardons l’hypothèse que le texte n’est jamais davantage un roman que dans son paratexte) feint de se plaindre de son nom trop commun, de la reconnaissance que cette dénomination empêcherait. D’où peut-être (le roman tient toujours à cette possibilité) cette identification pas si hasardeuse à son héros, à cette figure anonyme, oubliée, ordinaire mais en tout point singulière.
Au jeu de miroir de ce dédoublement historique, L’anarchiste qui s’appelait comme moi laisse alors des traces de cette invention, de la part indécidable de réalité dont elle procède. Pablo Martin Sanchez s’incarne insidieusement dans les déformations de son identité. L’empreinte peut-être des nécessaires déformations romanesques. Le narrateur ne trouve pas sa trace dans les archives. Le personnage aurait contrefait sa date de naissance pour, plus jeune, s’exposer à moins de sanction. J’aime profondément l’idée de ne pouvoir vérifier la réalité factuelle de ce fait. Notons par ailleurs que ce personnage est l’incarnation rieuse d’un double inversé de l’auteur. Son personnage souffre de situs inversus : son coeur est place du « mauvais » côté, on ne l’entend pas. Il peut alors être avec amusement double comparé à un vampire par celle qui restera son amour tragique. Le seul vampire étant bien sûr l’auteur qui phagocyte la vie de son personnage. L’auteur travaille alors le motif de l’impossible reconnaissance, ce coeur inversé est ce qui compliquera, in fine, la reconnaissance du destin de son personnage, maintiendra une très belle ambiguïté.
Pourtant, la très belle réussite de L’anarchiste qui s’appelait comme moi est de faire confiance à son récit pour mieux laisser le lecteur s’y faire totalement happer. Impression tenace, renseignée, de véracité. Le roman ressuscite la longue histoire de l’anarchisme, de la preuve par le feu, de tous les attentats qui ont précédé et soutenu l’espoir d’un soulèvement. Assez habilement, l’auteur sépare son histoire en deux temps : au présent de l’insurrection, de la folle et désastreuse tentative de Vera, le roman ajoute un récit plus linéaire de ce qui a conduit Pablo Martin Sanchez vers cet instant. On sent ici l’appropriation, réussie, de différents types de discours. D’abord limpide exposé historique, notamment dans sa présentation des personnages et dans sa manière de citer ses sources, discours et publication. Ensuite, on sent l’emprunt déférent au roman d’aventure. En implicite écho au thème du double, L’anarchiste qui s’appelait comme moi est une ode à l’amitié. À l’écart, qui sait, des traces renseignées l’auteur ajoute le beau personnage de Robinson. Dans une autre généalogie de l’anarchisme, Robinson est végétarien et naturiste. Pas inutile je trouve de rappeler l’aspect radicalement contestataire, créateur d’un autre lien au monde, de ces deux idées. C’est d’ailleurs l’immense réussite de L’anarchiste qui s’appelait comme moi : donner vie, héroïsme, aux idées. Montrer aussi comment l’engagement reste hasardeux. Pablo, au fond, se laisse un peu porter, se retrouve malgré lui embrigader dans cette tentative de soulever l’Espagne contre la dictature de Primo de Rivera. L’aspect documentaire du roman fait ici merveille. La crasse cruauté du régime, la manière aussi dont le mouvement anarchiste n’a pas besoin de héros mais de martyres sont rendus sensibles. Aussi une vraie force d’incarnation de ce Belleville des typographes, de ce Paris empli d’Espagnols, de cette contestation internationale. Belle évocation au passage de la première guerre mondiale, du rôle des correspondants de guerre. La retranscription du procès se révèle un monument contre l’ignominie de la justice aussi sommaire qu’instrumentalisée. Ultime emprunt de discours, L’anarchiste qui s’appelait comme moi offre un hymne à l’amour fou, à cette confiance intransigeante, idéaliste, à cette beauté de l’humain dans ses refus.
Un grand merci à Zulma & La contre allée pour l’envoi de ce roman.
L’anarchiste qui s’appelait comme moi (trad Jean-Marie de Saint-Lu, 605 pages, 23euros 90)