Souvenirs des montagnes au loin Orhan Pamuk

L’intimité, l’imagination, les souvenirs dans et par des paysages peints, esquissés, qui viennent caviarder le texte. Magnifique recueil des pages de carnets où se livrent pêle-mêle des réflexions sur les romans en cours, des difficultés du quotidien, de politiques turcs au détour d’une phrase ou d’un malaise, mais surtout délicat témoignage du plaisir de se perdre dans une histoire, de s’absenter dans un paysage, d’en dessiner aussi une très belle théorie. Dans un style visuel, disons, naïf, coloré, pointilliste presque, Orhan Pamuk s’essaye, au jour le jour, à un curieux rapport entre le texte et l’image, entre réalité et imagination, présence et absence. En dehors d’un intéressant témoignage sur l’écrivain au travail, Souvenirs des montagnes au loin ouvre une perspective de l’imaginaire d’un auteur, la délicate manière qu’il a d’envisager le monde comme un paysage avec ses lignes de forces et d’ombres.

Quand on connaît un peu l’œuvre de Pamuk, on sait, au moins depuis Mon nom est rouge, son très fort attachement à la peinture. On aime énormément qu’elle trouve ici une incarnation pratique, un essai au jour le jour et que cette tentative de devenir peintre exprime l’écrivain en lui, sa fausse simplicité, sa vraie curiosité pour les univers qu’il dépeint. Il ne saurait s’agir de porter un pur (?) jugement esthétique, de savoir si Pamuk est un bon peintre. Qu’est-ce à dire de toute façon ? On pourrait plutôt parler de la présence du orange, de sa capacité à saisir au vol des impressions, à montrer une perspective parcellaire de ce que lui voit, ce qu’il peut en imaginer, les souvenirs que cela lui inspire. Ce n’est pas rien. Un peu schématiquement, on pourrait diviser ses représentations picturales en quatre parties : la mer et les îles; les montagnes au loin avec des perspectives inquiétantes jusqu’au fantastique ; les rues vides comme un décor de son enfance partout retrouvé ; la vue depuis son bureau dont il s’absente pour s’absorber dans ses récits. Des traits, de la pluie, des bateaux, des fenêtres, des taches parfois, des représentations moins schématiques que réduites à leur essence. Une sorte de délicieuse candeur. Un peintre qui ne cherche pas à nous montrer l’étendu de sa technique, qui ne s’aventure pas au-delà du figuratif. Le texte, pourtant, sera là pour en souligner les limites. Alors, il faut quand même le dire, Souvenirs des montagnes au loin est un très bel objet. Les carnets sont reproduits en fac-similé, traduits pour reproduire l’ordonnancement de la page, bien imprimés pour que l’on saisisse les nuances dans la palette de Pamuk.

Ce dont, plus facilement, on pourrait parler est la manière dont Pamuk mélange le texte. Il se promène partout, tout le temps, avec ses Moleskine. Note des impressions, laisse des vides, à ce qu’il dit, sur la page, ensuite, parfois très longtemps après, il y ajoute des croquis, des dessins. Le tout donne une grande impression d’unité. Naïvement, on pourrait dire simplement parce que le texte est écrit dans une grisaille de couleurs correspondant à l’image. L’unité bien sûr est un peu plus complexe. Oserait-on parler de l’harmonie qui se dégage de ces pages. Si on entend bien sûr la gravité et le sombre qui agissent comme contre-point à l’harmonie. Peut-être dirait-on mieux en appliquant aux Souvenirs des montagnes au loin le qualificatif de joie. Pamuk conserve l’enthousiasme d’un procédé nouveau. Comme on est chez Pamuk, difficile de ne pas y voir la généalogie dans lequel s’inscrit ce rapport de texte et d’image. L’auteur cite Blake, bien sûr. Certains de ses dessins fantastiques, avec des solaires illuminations tournoyantes, avec, sur la fin, des yeux inquisiteurs qui déplacent le point de vue, rappelle ce grand poète-illustrateur. Chez Pamuk, on reconnaît cette influence, me semble-t-il, surtout dans le texte qui se trouve dispersé sur la double page, suivant presque les traits dans ce qui esquisse une forme poétique. Quasiment impossible de ne pas penser, pour l’auteur de Mon nom est rouge, au miniaturiste persan. Curieusement, si l’on veut, c’est en Inde que Pamuk retrouve cette influence, cet écart surtout à ce qui ne se veut pas une simple illustration. Parfois, surtout dans les paysages urbains, la peinture est un arrière-plan, on la distingue à peine du texte avec qui elle forme une fine continuité. Tant qu’on en est, passage obligé sans doute un peu faux de la critique, à examiner les influences de l’auteur, c’est sans doute à lui-même qu’il faut se référer. On pourrait le dire ainsi : une fois refermé ce livre, il est difficile de penser que Pamuk puisse peindre autrement. On retrouve dans ces croquis, illustrations, dessins, ce qui fait son style à l’écrit (en traduction du moins) : une forme de naïveté on l’a dit, de confiance dans le pouvoir représentatif des mots et des images, de savoir de leurs limites aussi et, surtout, une passion documentaire qui, parfois, sombre dans la reconstruction presque maladive. Une partie de Souvenirs des montagnes au loin évoque, entre agacement, soucis matériels et confiance, les déboires de son Musée. Pamuk a écrit un roman, sans doute pas le plus passionnant mais peut-être le plus éclairant, Le Musée de l’innoncence où il raconte comment un amour perdu est hystériquement reconstitué, recrée de toutes pièces par un soin dingue aux détails, aux signes vers l’absence que toujours ils sont. Il me semble que ses carnets procèdent aussi de cette crainte panique de la perte. Du désir, partout tout le temps, d’enregistrer ce qui ne doit pas passer.

Alors, comme au passage, nous avons des instantanées de la vie quotidienne d’Orhan. Un nouvel amour qui procède de retrouvailles dont on ne saura rien sinon les encouragements à peindre. Comme toujours avec les carnets d’écrivain, on aime y découvrir la familiarité de l’auteur avec d’autres écrivains. Une question est souvent revenue à la lecture : au fond, Pamuk est sans doute un grand écrivain, un peintre aussi, par sa grande passion pour le XIXe siècle. Sa passion pour Tolstoï ou Conrad comme façon, pas très élégante, d’interroger la manière dont l’auteur se revendique comme un écrivain du tiers-monde. Toute l’œuvre de Pamuk questionne son lien, en tant qu’écrivain turc, avec une modernité occidentale, avec la croyance absolue qui chez lui perdure. Sans la moindre condescendance, je continue à penser que c’est de confiance dont manque le roman. Peut-être est-elle un peu obsolète, mais il faut continuer à croire que l’ailleurs réinventera non tant le roman que le plaisir de raconter une histoire. Pour en rester un instant encore sur la vie quotidienne de l’auteur, on découvre sa solitude d’homme qui vit entouré d’une escorte, son souci de la situation turque, sa crainte de voir la moindre de ses réactions mal interprétées. En marge, nous avons aussi Pamuk qui joue les grands écrivains, les rencontres aux sommets. On aime l’idée qu’il est rencontré Chimamanda Ngozi Adichi ou Claudio Magris .

Mais, le sujet essentiel de ces carnets, celui véritablement passionnant est celui d’une enthousiaste absence à soi. De très belle page à cette inquiétude révélée dans le titre, le lointain des montagnes, l’arrière-plan de beaucoup de ses dessins devient l’itinéraire escarpé où s’aventurer, peut-être se retrouver. Pamuk emprunte à la tradition des peintres chinois. Magnifiques dessins pleine-page, sombres et inquiétants. Seriez-vous étonné si je vous disais qu’être écrivain c’est l’histoire d’un vide. Pamuk, lecteur avide qui ne saurait vivre que quand il s’absorbe dans une histoire. Comme tous les carnets, sans doute avec plus de joie (serait-ce par le dérivatif du dessin), on parle d’écriture, de la satisfaction de pleine journée de travail. Document de la première importance sur le travail en cours. Là encore une absorption dans une saine naïveté, dans ce qu’elle a de quasi métaphysique, dans ce qu’elle comporte, comme n’importe quel paysage, de reconstitution et d’amalgame de souvenirs personnels. Notons quand même le choix éditorial parfois un peu déroutant. L’auteur a sélectionné seulement une partie de ses dessins. Sans que l’on comprenne vraiment pourquoi, il a décidé de ne pas choisir un ordre linéaire, ni totalement thématique. On peut sans doute deviner une certaine tonalité picturale commune entre les dessins qui se suivent. Pour ce qui est de l’écriture romanesque à proprement parler, ce désordre apparent crée une certaine continuité. On apprend comment Pamuk prend un immense plaisir à se plonger dans la vie de Mevlut, le personnage de son très beau roman, Cette chose étrange en moi, on écoute la place des paysages. L’auteur décrit ce roman comme celui des rues vides de son enfance, comme un décor urbain. Il parvient, notamment grâce à ses dessins, à situer cet au-delà du réalisme qui toujours hante ses romans. L’écriture comme la lecture soumis au principe de lecture. Insistons alors sur la part de reconstitution maniaque d’un univers de substitution. Ce sera aussi tout ce que l’on apprend sur la composition des Nuits de la peste. On sent que l’auteur s’y perd autant que les paysages qu’il esquisse. Il y aurait tant à dire sur ces carnets, à rêver autour de ces carnets, de ses dessins…


Un grand merci aux éditions Gallimard pour l’envoi de ce livre.

Souvenirs des montagnes au loin (trad : Julien Lapeyre de Cabanes, 393 pages, 39 euros 50)

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