La déesse des petites victoires Yannick Grannec

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Dans ce premier roman de Yannick Grannec, je retrouve mon obsession du discours rapporté. Un goût certain pour la façon de raconter une vie sous le prisme plus ou moins effacé d’un narrateur plus ou moins fiable. Sinon, il reste la platitude du document historique. Une façon d’en apprendre plus sur le rapporteur que sur celui censé détenir un mystère.

La romancière alterne les points de vue d’une jeune femme et celui de la femme mourante d’un mathématicien célèbre. Elle met alors en scène sa reconstitution des souvenirs d’Adèle Gödel, la laisse s’exprimer à la première personne du singulier pour entretenir l’ambiguïté du témoignage recueilli. Malgré certains empans de nostalgie (Vienne et sa sachertorte), Grannec élude alors l’envahissant point de vue critique sur les événements historiques dont elle évite le catalogue. Pourtant, il faut lire Perdu en chemin de Ruth Klüger pour saisir pleinement l’atmosphère de cette ville des névroses et du refoulé que reste Vienne.

Mirifique mise en scène de nos petites victoires, des joies minuscules de notre existence. Traité ici sans le moindre cynisme. La joie, par exemple d’Adèle, d’obtenir un mariage comme une forme de reconnaissance. Un lien indéfectible d’une beauté, comme toujours, un peu conne. Une façon assez admirable de rendre la solitude du couple. Tous deux s’enferment dans la folie, dans un soin qui finit par interroger son entretien.

On dit le roman contemporain dans un état de coma dépassé. Pour se réinventer, il passerait sous les fourches de l’exofiction : broder sur des faits vrais. Ainsi, il serait impossible d’accuser l’invraisemblance des personnages.

La littérature goûte les personnages de génies autistes. Passage harmonieux de la jeune femme, de ses troubles, à celles des souvenirs de la femme du grand mathématicien. Pourtant, une  certaine allure de caricature : la femme qui soutient le génie, gère l’intendance comme elle le répète elle-même.

Ils me laissaient me battre seule contre l’entropie. La belle affaire ! Si les hommes passaient plus souvent le balai, ils seraient moins malheureux.

Un thème au fond cher au roman. Le génie n’existe pas en dehors des contingences de son époque. Le sacrifice sert de sinon de potlach tout au moins de compensation. Les furies de Lauren Groff nous en donne un visage exact. Sans doute par sa capacité à s’extraire de la volonté d’attirer la pitié sur cette femme. Grannec sait en jouer pour mieux s’en départir. La réciprocité est invisible, le ressentiment une forme de complaisance. Une interrogation subtilement mise en scène également dans Un dernier verre au bar sans nom.

Des chapitres calibrés. Une écriture sèche mais descriptive. Les mathématiques semblent un domaine d’abstraction propice. Grannec souligne la jeunesse de l’intuition, d’une grande découverte, souvent avant trente ans, et ensuite sa consolidation. À ce titre, la découverte de Gödel est remarquable.

Le théorème de l’incomplétude. Le nom seul force le respect. Début de cette science qui vire à la plus absconse abstraction. Elle m’a toujours attiré sans que je n’en comprenne rien. Parvenir à prouver qu’il existe des éléments qui resteront improuvables s’apparente à un koan bouddhique. Mais, il ne s’agit pas de se demander quel bruit fait un manchot quand il applaudit.

Le roman historique est, à mon sens, une imposture. Il donne lieu à de pesantes reconstructions. J’aime la façon dont ce livre, sans le dire, nous offre à voir les années 80. Sans insistance sur le zeigest, les signes de l’époque vendeurs pour journalistes susceptibles de résumer facilement un roman. Pourtant, il faut lire Perdu en chemin de Ruth Klüger pour saisir pleinement l’atmosphère de cette ville des névroses et du refoulé que reste Vienne.

Grannec, semble-t-il, trouve un certain compromis à cette impasse. Elle évite en partie la facilité de la reconstitution et la pesanteur de la vulgarisation. Le personnage de Godel refuse systématiquement la simplification de son propos. Il s’enferme dans l’obscurité de ses recherches. La romancière nous rend l’épuisement de l’intuition. Peut-être pour confirmer l’obscurité protectrice des mathématiques, Gödel s’enferme dans l’étude. Il cesse de vouloir découvrir pour étudier. Husserl en l’occurrence.

Le devenir écrivain de la narratrice me semble poussif. Un peu d’ailleurs comme la discussion sur l’indécidable coup de dés mallarméens ou la référence à Maldoror. Fort heureusement, l’héroïne n’est pas sauvée. Elle-même est séduite par un mathématicien, un autre génie nécessairement autiste. La conclusion, bien sûr, reste indécidable. Grannec a l’élégance d’invalider le rapprochement entre les mathématiques et la création artistique dont la comparaison paraît un abus de langage. Pourtant, dans À la lumière de ce que nous savons, Zia Haider Rahman utilise cette métaphore avec pertinence pour interroger nos représentations du monde.

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