Virtual Felipe Hernandez

Et si la Terre était un refuge pour psychopathes, un endroit virtuel où exercer leurs vices et cynismes ? Virtual roman diablement intelligent, documenté assez pour jouer sur le langage de ses références, s’empare des probables et possibles pour nous entraîner dans des plurivers (une série d’univers parallèles mathématiquement possibles) ouverts par des élusions, des failles dans le temps et la continuité de soi. Felipe Hernandez happe son lecteur dans un jeu de doubles, entre ressemblances et dissemblances, entre jeux vidéos et énigmes métaphysiques, entre déchiffrement et ignorance.

En voilà un roman difficile, dans le meilleur sens du terme. Un de ces livres qui ouvre une nouvelle piste d’interprétation à chaque fois que l’on pense avoir stabilisée une compréhension toujours trop unilatérale, replace l’écho d’une nouvelle référence (soit mythique soit mathématique) à chaque fois que le jeu risque de devenir par trop théorique. Je crois l’avoir assez souvent dit : j’aime à me sentir dépassé par mes lectures, j’aime les auteurs dont le fonctionnement ne se laisse pas réduire à ce que je peux en projeter, j’aime les romans qui me donne l’illusion de devenir un peu moins con à leur lecture, j’aime les romanciers dont je veux découvrir tous les romans. Je ne sais rien de Felipe Hernandez, je devine qu’il appartient à ce genre d’écrivains aux oeuvres en apparences dissemblables, focalisées sur un thème qu’il prenne le temps d’intégrer afin de le renseigner avec une intelligence vraie, rieuse. Virtual plonge le lecteur dans l’apport scientifique qui, je crois, modifie le plus clairement nos perceptions romanesques, ce miroir de nos perceptions temporelles : la physique quantique. Plutôt intéressé par le sujet (justement parce qu’il excède très largement mes capacités de compréhension), il me faut bien admettre que quelques références m’ont totalement échappé : les représentations graphiques de fractales, ce que serait mathématiquement un non-objet. Qu’importe au fond.

Le vide et l’absence de croyances, murmura-t-il, c’est cela. Ou les fausses croyances et l’orgueil . Voilà le tissus de la réalité, et il se défait.

Un des points centraux de Virtual serait, sans doute, d’appréhender les dangers de l’informatique quantique. Dans son très beau L’homme heureux, Joachim Séné soulignait déjà les dangers de cette progression, dans son magnifique Capitale Songe Lucien Raphmaj pointait les imaginations délirantes d’une singularité technologique, d’une machine qui parviendrait à apprendre elle-même. Ce qui intéresse Felipe Hernandez serait plutôt ce que nous ne devrions pas savoir. Comprendre plus vite les mécanismes de notre humanité, les ressorts de notre cerveau ne reviendrait-il pas à accroître notre sentiment d’absurdité. Un autre monde est-il vraiment souhaitable, nous permettrait-il d’échapper au cauchemar qu’est le nôtre ? Peut-être n’est-ce d’ailleurs pas tout à fait en ces termes que se posent les dilemmes posés au personnage. On peut penser ce roman un rien trop théorique, il faut aussi reconnaître que Jacob Sénder nous demeure assez extérieure, on saisit souvent un peu mal ses réactions ou plutôt sa curieuse insensibilité. Sans aucun doute parce qu’il convient de le considérer comme « une espèce de Quichotte d’une narration hyperréelle qui franchissait la limite des mondes et confondait tout. » Sans être réellement surdoué, autiste Aspergé, Jacob sait relier des faits, voir des coïncidences dans la trame de la réalité : il est l’incarnation du suffisant lecteur. Celui qui serait très au fait des théories de l’information, qui saurait que mathématiquement d’autres mondes seraient possibles. Au fond, tout roman est construit sur un système de correspondances, d’échos, disons, à l’exemple de Proust, de la succession de Moi, semblables et subtilement différents, à la recherche de la Femme unique. Ici d’une destructrice Lilith.

Chaque événement contient les germes d’autres événements parfois contradictoires.

L’univers de Jacob subit des élusions. Il faut d’ailleurs dire un mot sur la manière dont Felipe Hernandez s’empare d’un langage scientifique pour l’incorporer à sa prose. Des choses disparaissent, des souvenirs de l’avenir surviennent, de magnétiques fantômes apparaissent ; l’informatique quantique aurait ouvert des brèches dans l’espace-temps. J’aime à penser qu’une partie du roman s’élance de la redondance d’une voix celle d’Amelia Earhart (un nom bien euphonique au demeurant) une aviatrice disparue dont certains prétendent encore entendre les ultimes communications. On passerait de cette voix possiblement réelle à un visage, celui d’Ariadna dont Jacob était amoureux. Le roman, si vous me suivez encore, commence quand Jacob croit reconnaître son amante dans le visage, défiguré, d’une morte. Dans Virtual tous les personnages sont des projections probables de tous les autres personnages, des redondances sans doute pour montrer l’invariance des motifs de nos actes. Tout est délicieusement à double fond dans ce miroir diaboliquement malin. On ne saurait, bien sûr, en épuiser les coïncidences. Parlons seulement de celles d’une mémoire collective, des mythes qui animent toutes créations et toutes projections humaines. Après avoir deviné le visage de cette morte, Jacob a un accident, toujours dans cet état-limite de conscience il se croit projeter dans Akkash, une manière d’univers virtuel où des joueurs seraient absorbés dans différents univers, dont celui que nous appelons nôtre. Si Felipe Hernandez se révèle un grand auteur, c’est aussi par sa manière de s’approprier un langage, le miroir d’un univers qu’il reflète. Une réalité assez binaire, faite d’épreuves, de dialogues, de luttes aussi. Dans Monde ouvert, Adrien Girault laissait miroité cet univers de jeu vidéo. Virtual donne donc un arrière-fond mythologique à sa fantaisie ludique. Akkash serait, dans la tradition mythique, la possibilité qu’une mémoire collective s’incarne – se situe – dans l’éther. Miki Lukkonnen explorait déjà cette possibilité dans O. Felipe Hernandez donne corps à toutes ces mythologies : dans ce monde virtuel, passé et présent s’écrirait dans cette eau amniotique, dans ce bain où l’on pourrait voir tout ce que l’on a été, tout ce que l’on sera. Et on appellera ça littérature. Jacob ramène un objet étrange de ses incursions dans ces failles temporaires. Un objet qui, opaque, contiendrait des univers, laisserait entendre voix et impression. Une sorte de roman à un âge où l’informatique quantique serait devenu une informatique cellulaire, biologique. Il part à la poursuite de livres indéchiffrables, aime des femmes fatales et meurtrières, ne parvient pas à payer ses dettes. Virtual suggère aussi ceci : toutes ces péripéties ne sont peut-être qu’une projection, l’incarnation des potentialités de ses désirs.


Un grand merci aux éditions Verdier pour l’envoi de ce roman.

Virtual (tradDominique Blanc, 506 pages, 25 euros)

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