
Roman des silences, des corps, des fous, des alcooliques et de tous ceux qui se sont réfugiés dans une vallée, à l’écart du temps, loin croient-ils d’une mort qui finit par les rattraper. Roman sur cette façon d’être ensemble, sans un mot, de se soutenir, un verre à la main, de se disputer, de former une société, de se taire dans ce qui serait, qui sait, compréhension primale, intelligence du corps et du désir. Iochka raconte l’itinéraire d’un homme, muré dans son silence, dans l’illusion d’un temps immuable, dans une vie à l’écart. Avec une grande simplicité, Cristian Fulaş tend un récit métaphysique sur les silences de l’âme, les folies de l’esprit, sur tout qui maladroitement exprime notre rapport aux autres, au monde.
On pourrait, par habitude, commencer par un rapprochement pour montrer à quel point il ne marche pas, pour montrer la singularité de ce roman, pour pointer aussi d’hasardeuses ressemblances entre une littérature contemporaine mondialisée. On se demanderait alors si le roman ne saurait se réinventer en faisant l’épreuve de la naïveté, en énonçant avec une bête simplicité les vérités profondes, quotidiennes, matérielles, qu’il décèle. Peut-être ne faut-il pas perdre de vue que nos évidences sont toujours un rien stupides, d’autres que nous, forcément, ont croisé nos révélations. Sans y croire vraiment donc, on rapprocherait Cristian Fulaş de Jon Kalman Stefanson : le même attrait pour une communauté à l’écart du monde, pour l’enregistrement de ses gestes et autres effleurements au moment où ceux-ci sont guettés par l’entropie de la modernité, une similaire métaphysique qui se détacherait de ce monde aboli, sans nostalgie mais non sans attrait. Tout ceci ne fonctionne pas entièrement, Iochka est aussi, et ce sera son premier attrait, un roman historique. Il raconte le refuge que trouve, dans une vallée, dans la construction d’une voix de chemin de fer allant de nulle part à nulle part, dans un lieu où sans doute se danse un Tango de Satan où l’on entend, dans un éthylique isolement, La mélancolie de la résistance. Il faut cependant comprendre que ce refuge reste un ferment d’histoire, le plus sûr révélateur du monde que tous les personnages Iochka, le docteur, le pope, Vaseli, Ilona, Iléana, ont fui. Cristian Fulaş entremêle toutes ses histoires, leurs temporalités différentes et surtout ce qu’elles révèlent de l’histoire de la Roumanie contemporaine. Au fond, les romanciers sont toujours des survivants de l’Histoire. Iochka lui reste, dans son silence, inchangé, témoin exemplaire de tout ce qu’il n’a pas compris. Seule une Histoire tourmentée, meurtrière, explique de s’asseoir sur un banc, devant un baraquement, avec une bouteille de palinca. Cristian Fulaş évite habilement la reconstitution linéaire, il disperse cette part d’histoire dans chacun de ses personnages. Iochka lui a vécu le soutien roumain au nazi, l’internement en camps de prisonniers en URSS, le déchaînement gratuit de la violence. Cette infinie difficulté à trouver sa place dans le monde, le désir de s’y installer un peu en dehors. Ce sera d’ailleurs la grande intelligence de ce roman : la communauté qu’il décrit est comme morte, éprouve une manière de survie tacite. L’Histoire est peut-être alors ce qui perturbe son ordonnancement dont l’auteur ne dénie pas l’aspect morbide. On aime beaucoup les ex-cursus du roman, l’impression soudain de nous perdre dans un autre récit. Miroir du monde extérieur est-il utile de le préciser ? D’une dictature l’autre, la vallée n’y comprend pas grand-chose, les puissants sont peu ou prou les mêmes. Récit alors pluriel d’exilé sans exil selon la formule de l’auteur. Silencieuse et tenace quête de sens.
Le calme silencieux des choses, de la terre, celui de l’univers qui ne soucie jamais des gens.
Alors, parfois, dans le roman le silence est aussi cosmique illumination. Un répit, un repos, soudain tout s’éclaire et se tait. L’instant passe, fragilité, fugacité. Une certaine beauté sans aucun doute. Tout le charme de ce roman sera de restituer la polyphonie de ses silences. Chaque personnage, dans son aspiration au bonheur qui trouve, un moment, un reposoir, en éprouve un tout particulier. Se taire comme forme supérieure de solidarité ? Encore faudrait-il bien fermer sa gueule. Mais, Cristian Fulaş souligne à quel point le silence est désir. Expression avide de corps qui trouvent d’autres modes d’expression. Iochka est centré sur la passion amoureuse entre Iochka et Ilona. Illustration assez réussie de ce vide intérieur, de cette aspiration à autre chose qu’Ilona place dans le désir, dans sa réprobation par la société. Avant de retrouver Iochka, avant de connaître le plaisir silencieux, Ilona multiplie les rencontres. Un vide à combler. On aurait tendance à trouver la métaphore un rien douteuse. Sans doute parce que l’auteur insiste sur l’énormité du sexe d’Iochka. La femme creuse avant la pénétration masculine, qui peut encore y croire ? Soulignons, tant que nous sommes dans l’anatomie, une certaine confusion entre vagin et utérus. Ilona se meurt d’un cancer, l’auteur feint de penser qu’elle meurt du siège du plaisir. Des détails qui sait. Notons quand même que le désir se dessine comme un immuable. Le roman chante les corps vieillissants, ordinaires, usés. La part très physique, quasi primitive, des rencontres amoureuses des deux amants, la plénitude du bonheur derrière la crainte de sa fin. Une vraie beauté, une sorte d’acceptation aussi, comme pour l’Histoire, de sa part de brutalité. La complexité du désir s’illustre alors dans d’autres personnages, s’inventent d’autres miroirs, d’autres récits pour expliquer comment chacun s’est retrouvé dans cette vallée. Nous avons alors le silence animal de Iléana. Cristian Fulaş en montre le flirt, autre nom de la folie, avec le monde animal, une sorte de compréhension intime et taiseuse du monde, instinctive et chaleureuse.
De même pour cet homme : la tête vide, la conscience ébranlée par un choc insupportable, il se laissait emporter par un instinct plus fort que lui vers l’endroit sauvage où peut-être les premiers hommes ont dû se réfugier, répandant dans le monde non pas une humanité nouvelle mais la peur, un mal qui transforme le mal de chez soi, instinct devenu dans le temps un but vers l’inconnu.
Le silence devient alors, un instant, une heureuse façon d’être au monde. Iochka est un joli récit d’amitié, de soutien, d’amitié virile, exacte, derrière l’ivresse quasi systématique. Le personnage de Iochka devient l’incarnation de cette vallée dont il faudrait préserver l’écart. Le contre-maître, inquiet de son aspect suicidaire, l’accueille. Ensemble, avec le docteur et le pope, ils vivront une camaraderie au-delà des mots. Une amitié qui, dans ses ivres conversations, résume une très grande partie des questions que la vie nous pose. On goûte les dostoïevskiennes disputes entre le pope et le docteur. Une des grandes questions de ce roman est qu’est-ce que l’âme humaine, comment s’exprime-t-elle, s’attache-t-elle à un lieu. Le docteur, athée, donne d’ailleurs une belle définition de l’âme qui se diviserait en deux parties, celle qui se dissipe en mot, se tourne vers le monde et la mise en relation et celle, plus sombre, qui reste tacitement tapie, conduit à la folie. Notons que le docteur partage, sans un mot, cette conception, lui qui, au début du roman pérore sur le mauvais démiurge, la part diabolique, qui sait, cachée en chacun de nous. On picole sec, forcément, pour aborder ce genre de questions. Cristian Fulaş interroge alors, avec une certaine ironie, sur la part de Mal dans ce qui jamais n’est tout à fait une utopie. Un grand roman qui se lit avec plaisir.
Un grand merci à la Peuplade pour l’envoi de ce roman.
Iochka (trad F et J-L Courriol, 561 pages, 30$ 95 23 euros)