Le bon hiver Jao Tordo

tordo

À travers une intrigue presque classique de roman policier, dans Le bon hiver, Jao Tordo mène une réflexion ludique, grave et belle malgré une ironie peut-être trop présente, sur la création romanesque, son impact sur le vécu. Le bon hiver est un livre d’une rare intelligence d’un auteur à découvrir.

Le roman reste réflexif. Il fonctionne sur une énigme fondamentale sans avoir, bien sûr, à prétendre la résoudre. Stratégie défensive. Plutôt que d’affronter la morbide question du pourquoi quelque chose plutôt que rien, il interroge sans répit non tant ses conditions de productions (encore que les conditions d’un succès soient une vraie question finement fissurée dans Les furies) mais plutôt sur la vanité de continuer à raconter son histoire. Pour soi essentiellement se demande Le bon hiver dans la dépression initiale de son narrateur.

Quoi de plus ridicule qu’un écrivain qui ne croit pas en la littérature, quand bien même il s’imagine, paradoxalement, que celle-ci finira par le venger ?

L’écrivain en panne d’inspiration, la procrastination du chef-d’œuvre théoriquement en parturition et dans la réalité en déshérence, est un motif rebattu. Le bon hiver en fait une situation initiale ironique. Sans doute pour désarmer la reconnaissance autobiographique, l’auteur se laisse prendre à sa caricature. Le personnage est-il détestable ou son créateur peu aimable de se laisser porter par une critique un rien trop appuyée ? Une élégance désespérée, portant une canne par dandysme, se révèle toujours creuse. Pourtant, un charme mélancolique, déliquescent, ou le roman sait prendre ses aises. Malgré cette froide distanciation ironique, un climat est posé. La fabrique de l’écrivain dans l’excès parfois fastidieux de ses caricatures, reste un motif qui m’est particulièrement cher. Nous le retrouvons chez Lerner avec une très grande intelligence dans 10 : 04.

L’autre écueil qu’évite Le bon hiver est ce démon du commentaire prompt à pointer la vanité d’un récit fait par un narrateur menteur. Contrairement à Burnside qui l’intègre dans sa prose et le fond dans son récit, Tordo renvoie les doutes sur l’authenticité en notes de bas de page. En fin de partie. Tant et si bien que le lecteur se demande si ces adjonctions sont indispensables autrement que pour court-circuiter, de manière presque trop prévisible, une intrigue véritablement criminelle.

Un lieu isolé, une communauté de profiteur, un meurtre et des témoins aux alibis éthyliques. Agatha Christie n’est pas loin. Mais là encore avec une ironie sans doute un peu trop consciente d’elle-même. Avec un certain talent, Le bon hiver déjoue l’agacement du lecteur. La caricature de l’intrigue policière, dans un récit au rythme peu soutenu, semble pesante. Elle se dédouble alors en une singulière réflexion sur le Mal. Autre lieu-commun littéraire. En note infra-paginale, Tordo interroge d’abord avec une certaine finesse la responsabilité de celui qui raconte l’affaire et donc sur sa possibilité de lui donner une autre fin

Voilà quel a été le problème : comment avancer sans dénoncer les crimes qui furent commis ? Comment poursuivre ce récit, en sachant qu’il constituera une lourde sentence contre ceux qui y sont évoqués, vivants ou morts, alors que je suis le seul responsable de son élaboration et donc tout à la fois accusé, avocat et juge dans la construction d’une affaire qui se fait au détriment de ses protagonistes ?

Dès qu’il s’installe à Sabaudia, une station balnéaire italienne sans doute inventée tant elle semble égaré entre un passé fasciste et cinématographique, le récit instaure son rythme, celui du questionnement.  Le passage obligé de la critique du monde de l’art, de sa façon de proliférer autour de ses mécènes aurait pu avoir l’air d’une gratuite mise en abîme. Mais Bosco, le fabriquant de ballon déplace cette interrogation. Pour lui, l’artiste est celui qui, par conscience de la finitude, la met en scène. La piste criminel a cette vertu. Ce Bosco, longuement, crée des ballons éphémères. Autant de présences volatiles.

L’impuissance et son dénuement entraînent le récit vers le tragique. L’intrigue policière, un mort dont le cadavre s’est envolé, passe au second plan. La seule question de ce roman est de savoir si l’on peut vraiment agir.

Mais au moins aurions-nous fait quelque chose. Encore eût-il fallu pour cela qu’il restât de l’humanité en nous, évidemment, et que cette humanité nous maintînt unis.

Avec toujours la même ironie grinçante, seule le floutage des frontières entre l’écrivain et son récit intéresse Tordo. Chaque action est la conséquence d’un livre. Nous retrouvons ici à la fois Javier Marias et Ben Lerner : le premier écrivain, le narrateur, subit les conséquences de ses écrits pessimistes et irréels où il finissait par douter de son existence même, le second, Vinzenzo, se rend chez ce producteur assassiné pour prétendument la valeur de l’expérience, que caricaturait finement Au départ d’Atocha, mais aussi pour se substituer au troisième écrivain, McGill dont la reconnaissance en tant qu’écrivain passe par une adaptation cinématographique. Conclure qu’il s’agit d’une seule et même personne est un piège facile. Enfermés dans leur suffisances, leurs aspirations déraisonnables, aucun ne peut témoigner. Personne ne dénoncera ce crime aux autorités. L’auteur, avec cette ironie fonctionnelle quand elle est indécidable, glose bien sûr sur l’autorité et ses dérivés étymologiques : un auteur, de crime ou de roman, est une autorité. Responsable non seulement de ses actes mais de ceux de ses personnages. Et toujours une élégance, mensongère bien sûr, pour s’extraire de ces apories textuelles.

Comme s’il fallait toutes ces réserves pour s’abandonner au romanesque. Celui possible seulement comme un discours rapporté arrangé. L’histoire de soumission, jusqu’au schizophrène dédoublement, entre Bosco et son mécène, la façon dont l’artiste force leurs retrouvailles aussi énigmatiques que celles d’Eureka street, est une respiration bienvenue. Le romanesque apparaît aussi dans les récits de rêves. Ils m’ont moins convaincu. Mais s’est très souvent le cas.

Le récit de ce roman reste un dispositif narratif. L’impossibilité de s’échapper comme meurtrier ressort dramatique. Avant bien sûr que cette intrigue ne soit que le fruit de l’imagination du narrateur, pas celui qu’on croit, avide d’expériences. D’où parfois des situations prévisibles mais toujours plaisamment ludiques. Tordo joue avec son lecteur : il lui laisse l’illusion de pressentir la suite de l’intrigue. Il ne le détrompera pas. Aucune vérité définitive à attendre. On le sait, le roman policier bouscule la vie ordinaire pour que la résolution de son intrigue offre la possibilité d’y revenir comme si de rien n’était. Le bon hiver souligne que chacun de ses personnages, et l’auteur en est un parmi d’autres, n’a aucun intérêt à revenir à sa vie d’avant. Il pointe alors le mensonge de nos statu quo.

Non sans ostentation, Tordo est continuellement malin. Son récit conserve une belle et irréelle intemporalité. Il me permet, par exemple, de retrouver une de mes vieilles obsessions : l’excès de noirceurs. La seule rédemption approchée par le personnage principal et de comprendre cette gratuité à mettre en scène des situations sans connaissance de cause, à nous plonger dans la souffrance et la perte

si terribles que, même dans les livres, même dans les romans les plus pessimistes, nous ne devons pas faire appel à elles, nous ne devons pas les exalter ni tenter de les transformer en beauté.

 Saluons, pour conclure, un dénouement qui évite le piège d’un narrateur nécessairement coupable et celui de nous laisser aucune solution. Même si celle suggérée est insuffisante et douteuse, Tordo y montre une singulière maîtrise du récit d’action.

Laisser un commentaire