Toxique Samanta Schweblin

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Toxique est un bref roman de Samanta Schweblin. Un récit terrifiant et tendu qui ne cesse d’estomper les frontières de la réalité et de sa contamination par nos recherches désespérées afin de le doter de sens. Magnifique conte fantastique à la prose d’une simplicité envoûtante, Toxique entraîne le lecteur dans une diabolique réflexion sur le mal. Un sombre et beau roman.

Je confesse un certain goût pour la littérature qui dépayse. Non tant dans la fuite du roman : échapper à notre propre vie, certes, mais plutôt en regardant nos repères usuels se confondre. Toxique propose ceci. D’abord par un magnifique effacement temporel. S’attacher aux marqueurs temporels confine souvent à un réalisme obséquieux, donne sens à des objets comme pour maintenir notre enfermement dans leur logique marchande. Nous n’avons ici ni téléphone portable ni emprise internet. Juste la rumeur d’une ville lointaine et de ses embouteillages.

Amanda part avec sa fille dans une campagne mal localisée, une époque qui ne cherche pas à se définir. Une de mes vieilles rengaines est de vitupérer sur une littérature réduite à un traitement sociologique, un problème de société dont les journalistes facilement peuvent s’emparer pour se féliciter de la finesse d’un roman. Toxique ne se laisse aucunement contaminer.

Sans doute serait-ce céder à un autre poncif que de laisser entendre que la littérature sud-américaine (sans plus de précision) goûte les structures narratives complexes, les récits fragmentés afin de gommer une linéarité désormais impossible. Pas certain, puisque, dans L’échange pour donner un admirable exemple, la limpidité semble encore un recours. Schweblin l’invalide et gomme tous repères temporels. Amanda se souvient des événements fiévreusement. Sans grand ordre, la chronologie elle-même paraît un leurre.

Toxique se présente donc comme un monologue halluciné, de ceux qui recompose la réalité pour montrer à quel point notre conscience de nous-mêmes est fantomatique. Je goûte décidément cette littérature où le monologue intérieur confine au solipsisme. Ce que parvient admirablement à faire Au cœur de ce pays et que Les vies de papier ne se hasarde pas suffisamment à explorer. Peut-être est-ce d’ailleurs, sans démonstration, une façon de donner à voir le traumatisme d’un pays : l’Argentine est une ombre, ses disparitions deviennent alors qui sait (dans une interprétation aussi folle que celle des deux femmes antagonistes et si proches) une sorte de contamination mentale.

Toxique est un roman étouffant. Sans fascination pour la folie ou ses douleurs comme se le permettait – avec une gratuité cauchemardesque – La maison des épreuves. Sans doute par son habilité à véhiculer son soupçon. Le titre original le suggère : il convient de garder une distance de secours face à la folie.

Les personnages de Toxiques sont assez proche de ceux de Sharev pour ce lien un peu trop obsessif avec nos enfants : nos façons de ne pas vouloir qu’il échappe à notre identification, à notre domination sous forme de surveillance, est sans cesse rappeler par cette obsession de la distance de secours. L’alphabet des flammes mettait lui aussi en scène cette contamination. Dans une très belle scène, la fille se révoltait contre la conformation au roman familial imposé par la célébration des anniversaires. L’usurpation des souvenirs comme moyen d’oppression : un enfant doit rester conforme à l’image qu’en entretient sa mère. La narratrice, peu à peu, dans cette langue obsédante qui porte la tension de ce court roman, se révèle bien moins innocente qu’il n’y paraît.

C’est autre chose alors ? C’est qu j’ai fait quelque chose de mal ? J’ai été une mauvaise mère ? C’est à cause de moi ? La distance de secours.

Expliquons-nous. Afin d’atteindre à la hauteur de la parabole, de la réflexion sur le mal, ses sources et nos façons de nous laisser contaminer par leur recherche, Samanta Schweblin fait assaut de précision. La distance de secours est celle à laquelle veut toujours se placer Amanda face à sa fille Nina. Le récit instille progressivement son doute : tous les personnages croient-ils véritablement à une malédiction. Le seul toxique apparaît alors de croire à nos propres fariboles, leur accorder ainsi une consistance qui  viendra contaminer la réalité.

Sans doute d’être inlassablement répétée, partager pour en attester de l’impact, la contamination acquière une vérité cauchemardesque. Clara, une sorte d’alter-ego identique à celui proposé dans nos plus atroces fantasmagories oniriques, est persuadé que son enfant a guéri d’une intoxication par des soins ésotériques prodigués par une femme apte à percevoir les maladies. Il est, depuis lors, devenu un autre inquiétant. Un enfant qui enterre des animaux. David, ce fils schizoïde est un beau personnage ombrageux, terrifiant et diabolique au point de nous faire douter de sa réalité.

Avec une insidieuse panique, sur son lit de mort, peut-être déjà morte, Amanda s’adresse à David. Tente de reconstituer sa contamination peut-être totalement dénuée de sens. Une sorte d’interlocuteur idéal, d’une indifférence dubitative. Son leitmotiv : ce n’est plus important pourrait être le mot d’ordre de ce roman de l’enfermement.

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