La vie de l’explorateur perdu Jacques Abeille

L’entrée dans le mythe, l’effacement du récit ; les métamorphoses du désir, le lien vampirique entre modèle et artiste ; le narrateur et ses doublures, l’auteur et ses jumeaux. Voici quelques pistes proposées par Jacques Abeille pour clore, brillamment en dépit du pessimisme ouvert par la fin de tout récit, son cycle des contrées. Méditation hantée par l’ombre, la mémoire des livres, leur problématique émancipation d’un pouvoir tyrannique, La vie de l’explorateur perdu est avant tout un roman passionnant, au style captieux et envoûtant. Irrésistible invitation à se replonger dans toute l’œuvre d’Abeille.

Avant de commencer ma note de lecture, il me faut admettre être un amateur et aimer à ce titre prendre les choses dans le mauvais sens, précisément pour éviter de croire l’épuiser ce sens. La vie de l’explorateur perdu est hélas le dernier volume du vaste cycle des contrées. Pour ma plus grande honte, je n’en ai lu que Les jardins statuaires et Un homme plein de misère. Il est néanmoins certain que je vais continuer l’onirique promenade proposée par l’auteur, un peu au hasard, au gré des rencontres. Long préambule pour préciser que certaines choses m’ont échappé : toutes les portes ne se sont pas refermées. Mais qui, franchement, lit Jacques Abeille pour obtenir des réponses ? On aborde, je crois, son œuvre comme on poursuit le rêve, dans cette certitude de n’être jamais le rêveur, dans le plaisir de la rémanence des images, dans la joie de déchiffrer des motifs jamais vraiment décryptés. On voit des hantises, on y reconnaît ce que l’on peut s’en approprier. Peut-être s’agit-il alors essentiellement d’un voyage dans les livres, d’une exploration des conditions qui ont rendues possibles les témoignages, toujours plus ou moins faussées et indirects, que nous sommes en train de les lire. Comme au moins dans Les jardins Statuaires et Un homme plein de misère, le texte survient seulement dans l’effacement de son auteur. Jacques Abeille joue toujours sur le danger de la parole, sur le prix à payer pour la liberté qu’elle effleure. L’écrivain y devient une ombre, une hantise pour le personnage qui tente toujours d’en savoir plus. Blanchot est je crois une présence tutélaire dans les romans de Jacques Abeille. Il faut disparaître à soi-même afin que le récit advienne, tout récit est un désastre, la captation de l’imminence d’une fin. La vie de l’explorateur perdu sait nous rendre sensibles ce qui n’est, peut-être, qu’absconse réflexion sur les impuissances souveraines du récit.

Peut-être que ce sont les livres qui nous déchiffrent quand nous croyons les lire. Ou encore peut-être tous, autant que nous sommes, hommes et femmes, sommes-nous des fragments dépareillés et épars d’un grand livre que nous ne savons lire.

Reprenons plus simplement, en regard des dédoublements que ne cessent de proposer le récit. Toute l’intrigue est là : qui est le modèle et qui témoigne de la grandeur de son évasion, celui qui crée est-ce celui qui regarde, subit les assauts sexuels ou les réprouve, ou serait-ce celui qui en témoigne, celui qui part ou celui qui reste ? Il est une lumière apocalyptique dans ce dernier volume, toute révélation y est bien sûr une destruction. Comme le dira Ludovic, l’auteur quête sans doute « la parole à l’état naissant », toutes les métamorphoses du désir. Une captation un peu trop intellectuelle des romans d’Abeille les réduirait à une pensée artistique de l’identification de la sidération. Dans Les jardins statuaires, l’auteur interrogeait déjà la ressemblance que l’on peut trouver, trop tard, entre un créateur et sa création. Il ne serait pas très profitable de se demander ce que l’on peut reconnaître de Jacques Abeille ici (la réflexion sur l’élégante clandestinité de ses écrits, leur forme de témoignages qui en cache mal l’aspect savant ?) plutôt de s’amuser des doublures de ce modèle qu’il ne cesse de proposer. « Aliénation exaltante et nourricière, sans nul doute, mais tout de même occupation et même habitation d’un esprit par un autre. » Dans ce livre, Jérôme témoigne de la fascination qu’il a enfant éprouvé pour Ludovic (l’explorateur perdu, le poète intègre, celui qui sait partir). Très joli récit qui reprend le modèle de celui de formation et qui culmine dans la contamination par les ombres. Un homme plein de misère nous révélait cette très séduisante pratique des cavaliers (ces éternels barbares qui tiennent la cité, justifient peut-être ses tyrannies) : pour expier un grave crime, ils étaient condamnés à errer, sans se faire voir, dans l’habitation des gens. Image, on l’aura compris, de l’écrivain. Ludovic et Jérôme y joue avant d’y découvrir, entre fascination et répulsion, la part d’ombre qui nous anime : le désir. Par ce désir, nous passons au second récit qui reprend ce modèle de sujétion. Dans la sexualité, la proie et l’ombre sont des sujets réversibles, une contamination de l’inspiration. Ainsi, Brice Cleton, modeste bibliothécaire est fascinée par sa séductrice supérieure, Madame Lenoir qui elle-même « modelait sa conduite sur celles des héroïnes » de Léo Barhes, lui-mêmes « le souffle d’une inspiration errante qui a traversé quelques pages imprimées au hasard. » Vous suivez ? Jacques Abeilles parvient, par son style toujours entre une belle préciosité et une subite crudité, parvient, lui, à rendre transparent toutes ces métamorphoses du désir, il parvient à en faire une intrigue suivie avec un véritable plaisir. D’autant que la quête de Léo Barthes s’amalgame à celle de Ludovic, qu’elle referme des pistes ouvertes dans les précédents ouvrages. Que l’on se rassure, les confins sont toujours un secours, la parole une subversion problématique, la fiction une mise en question de la politique. Il faut découvrir toute l’œuvre de Jacques Abeille.


Un grand merci au Tripode pour l’envoi de ce roman.

La vie de l’explorateur perdu (302 pages, 19 euros)

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