
L’errance à la fin de la guerre, la recherche d’un amour éperdu qui trouble l’oubli coupable d’une Norvège en reconstruction. Les yeux du Rigel, dernier volume de la trilogie sur Barroy charme toujours par la puissance de sa prose, le silence qu’il sait laisser entendre, l’âpre beauté d’un amour par définition fictif mais surtout celle du soutien, de l’accueil distant et arrangeant offert à Ingrid qui, magnifique et inconsciente, en remonte la trace. Roy Jacobsen offre un saisissant portrait d’un pays en décomposition, les prémisses suggérées d’une autre façon de vivre, à l’écart de l’isolement insulaire.
Joanes Nielsen le suggérait avec force dans son beau Les collectionneurs d’images, le sentiment insulaire se construit dans l’éloignement de son île, la confrontation au vaste monde, comme on dit, avant d’y revenir. Roy Jacobsen parvient ainsi à rendre présente l’Arctique île de Barroy quand, pour en préserver le souvenir le plus lumineux, un amour avec un Russe sauvé, Ingrid, la quitte. Après Les invisibles et Mer blanche Roy Jacobsen poursuit son entreprise romanesque à hauteur d’homme, sans commentaire, exactement dans la perception tacite qu’ont ses personnages taiseux. Là encore, il touche juste : l’entreprise d’Ingrid a peu de sens, l’auteur se fond pourtant dans ses pas, dans ses espérances, au centre surtout des dénis partagés par tous ceux qu’elle va croiser. Dans Mer Blanche, Ingrid sauvait Alexander un Russe échappé du Rigel en flamme, un soldat brûlé auquel elle offrait son amour, son espoir. Une fille naîtra de cette passion circonstancielle. Il en subsistera surtout le besoin de savoir ce qu’il est advenu de cet homme opaque, des mots qu’Ingrid a cru mettre sur cette amoureuse passade.
il se mit à parler de l’essence du chagrin, comme il l’appelait, du laborieux travail de réconciliation avec l’esprit humain, et cela sonna à la fois comme un évangile et un manuel.
À travers l’opacité humaine, par sa simplicité humble et belle, Roy Jacobsen dresse surtout une leçon d’Histoire. En romancier, il évite la morale trop simple : il parvient cependant à une manière de gentillesse, voire de bienveillance, qui évite toute naïveté. 1946, Ingrid s’enfuit sur les traces d’un fantôme, l’occasion de montrer les différentes formes de l’amnésie, la gêne des questions indésirables. On pourrait penser, dans un autre contexte, à Nous avons les mains rouges de Jean Meckert. On s’arrange avec ce passé dont on ne sait que faire quand il est incarné par des hommes avec toutes leur ambiguïté. Les yeux du Rigel prend en charge les deplaced person, la manière dont la Norvège les a renvoyées en URSS alors que Staline considérait tous les prisonniers comme des traîtres. On sait ce que cela veut dire. À partir de ce contexte, diablement renseigné, Roy Jacobsen ne fait pourtant aucunement une reconstitution. On pourrait tenter cette hypothèse : par sa sensibilité insulaire, entre ignorance et attention aux souffles de la Nature, son personnage pose un autre regard qui jamais ne s’embarrasse des marqueurs d’époque.
Les yeux du Rigel offre une très belle, et désespérée, errance à l’écart des grands chemins. Rien que des hommes et des femmes empêtrés dans ce qu’ils ne savent pas dire, qu’ils tentent malgré tout d’offrir. De bien belles et troubles rencontres. Sans doute surtout celle dans lesquels Ingrid parvient à se reconnaître. La question posée par le roman restera : qui sauve qui ? Ingrid croit avoir sauvé Alexander, sans doute est-ce aussi l’inverse. Il lui permettra une traversée de la douleur, une conscience de l’extérieur, un endroit où revenir. Mais la guerre est là, chacun doit se sauver. Au fil de ses déambulations, d’un mot plus ou moins mensonger à l’autre, Ingrid rencontrera Henrik, un des hommes avec lequel Alexander a fuit dans la neige et les montagnes. Tous deux ont trouvé la force de survivre. Entre Ingrid et Henrik se noue un autre de ces liens ambivalents où, peut-être, se reconnaît l’époque. Ce rien de chaleur humaine où naissent les passions. Nous avons, dans un jeu de doublure, également Mariann. Elle aussi sauve Alexander, s’en éprend, s’en rapproche. La jalousie de partager un fantôme. Mais surtout disons un sens métaphysique du paysage, une belle attention, comme dans toute la trilogie, à ses saisons, ses obstacles et tout ce que l’homme fait pour s’y opposer. Il gît dans Les yeux du Rigel une vraie beauté, terrible et tacite comme il se doit.
Un grand merci aux éditions Gallimard pour l’envoi de ce roman.
Les yeux du Rigel (trad Alain Gnaedig, 247 pages, 20 euros)