Seuil du seul Pierre Cendors

Une expédition à Skye, une exploration de la nuit et de la solitude comme un retour à notre visage vrai, nocturne, « poérotique », pour toucher sans rien saisir «une plus juste intonation du vivant. ». Quelle soit ici condensée en fragment ou ramassée en récit, la langue de Pierre Cendors brille d’une irrésistible incandescence, ouvre des perspectives aussi illimités que les horizons marins si bien photographiés par Jacques Mataly pour donner à voir ce Seuil du seul, pour aller dans un apparent échec (sac troué, sommet non atteint) plus loin, pour continuer.

Il est des livres qui vous remuent, des livres qui vous rappellent à l’ardeur, qui vous rassurent sans doute aussi de vous faire savoir que quelqu’un, discret et silencieux, poursuit un cheminement, une condensation de l’expression pour toucher à une concentration de sens, qui tant et tant vous séduise. On le saura, ici on suit et admire le parcours de Pierre Cendors. Qu’il s’agisse de ces romans comme Silens Moon, Archives du vent, Minuit en mon silence, L’énigmaire mais aussi de ses textes, mi-maximes mi-récits comme Tractatus Solitarius, on reçoit les livres de Cendors comme un message un ébranlement. A minima sous cette forme : il ne faut craindre d’en faire trop. L’excès comme forme de vérité. Son approche en tout cas passe chez Cendors par une hybridation des genres. Tout récit est un voyage, toute poésie un carnet d’errance. Le seuil du seul amalgame heureusement les deux, en fait un décalage pour ne pas dire un effacement. D’emblée nous sommes alors invités à progresser dans le mythe. Il faut entendre cette évidence : ce n’est pas de Pierre Cendors dont il s’agit ici, ce n’est pas de lui qui parle, ce n’est, pour ainsi dire, pas lui parle. Un exercice de dépersonalisation importante, décisive, universelle mais clandestine. Cendors lui donne le beau nom d’incontinuité. La position de celui qui n’a aucun pouvoir, n’en veut aucun, ne se réclame d’aucun pouvoir, ne veut tenir ni position ni identité fixe. Un point décisif, avec Lucien Raphmaj, nous travaillons cette notion dont la première stase, sous nom d’iditiotie a été déposée ici. Cendors la pare du beau nom de solitude.

L’identité ne résume pas ce que nous sommes, comment nous vivons, en quoi nous croyons. Mieux qu’une nationalité, une profession, une opinion, nous habite une horde mouvante venue d’une incontinuité des profondeurs.

Une fois « coupé le cordon communautaire de la parole », « on parvient à soi à condition de n’en trouver le chemin. » Marque d’un grand livre, en dépit de sa maigreur, Seuil du seul nous laisse sans voix. En parler donne l’impression de bavarder, de donner une traduction en mineur de l’intensité dont, tel des caïrns, Cendors ponctue son cheminement. Humilité : bien mieux que moi, il dit ce que parfois nous ressentons, ce qu’aussi nous fuyons et peut-être ne parvenons pas pour cette raison nous ne parvenons pas à la clarté de l’expression de cette « douleur résiduelle [qui] crée un branle-bas de combat dans l’esprit. » Rarement nous touchons à ce minuit dans notre silence, souvent nous nous retranchons, nous préservons croyons-nous, avant la nudité nocturnale. Mais peut-être est-ce aussi de cela que parle le Seuil du seul. À l’instar de Leiris, nous pensons que le vécu est imminence, une magie toujours à recommencer. Un peu par dérision, un peu aussi sans doute parce que le réel ne cesse d’imposer ses gauchissements, Pierre Cendors part de ce constat : « je ne me suis pas franchi. » Il part grimper sur la Blà Bheinn, opportunément une montagne bleue qui dessine un visage de sage. La totalité, son infini, depuis Levinas, est l’approche de ce visage. Nous ne faisons que cogner à une porte qui n’existe pas. Le vent se lève ; Cendors abandonne avant le sommet. « Là, aussi, on continue de cheminer. » Il convient bien sûr de ne pas se tromper, de ne pas confondre solitude et isolement. La solitude chantée ici est celle des origines (celle aussi qui me touche moins d’origine pré-natales, celle sans doute d’un emprunt à Quignard), celle de la « flamme nocturnale du silence. » Une ascension vers soi se fait nuit et silence, seuil sans doute aussi de la disparition, manière de « vivre notre mourir en devenant une plus juste intonation du vivant. » Les creusements de la solitude, la justesse de l’écrit. « C’est cette « autreté » en moi, cette « étrangeté » en nous tous, ce que je nomme notre visage de nuit, qui prend voix ici. » On ne pourrait finir l’évocation de ce livre sans l’évocation de la rencontre photographique qui y a lieu. On aime l’idée que ce soit Serge Airoldi qui l’ait permise. Jacques Mataly fixe des cieux, leur confusion avec la mer, la droit ligne d’un horizon infini. La solitude comme ce qui se partage.


Un grand merci à L’Atelier contemporain pour l’envoi de ce livre.

Seuil du seuil (Photographies de Jacques Mataly, 65 pages, 25 euros)

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